Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Pendant qu’il menait cette vilaine vie, sa femme, toujours sage et douce, gardait la maison et élevait avec amour leur unique enfant. Mais elle se regardait comme doublement mère, car elle avait pris pour le champi une amitié très grande et veillait sur lui presque autant que sur son propre fils. À mesure que son mari devenait plus débauché, elle devenait moins servante et moins malheureuse. Dans les premiers temps de son libertinage il se montra encore très rude parce qu’il craignait les reproches et voulait tenir sa femme en état de peur et de soumission. Quand il vit que, par nature, elle haïssait les querelles et qu’elle ne montrait pas de jalousie, il prit le parti de la laisser tranquille. Sa mère n’étant plus là pour l’exciter contre elle, force lui était bien de reconnaître qu’aucune femme n’était plus économe pour elle-même que Madeleine. Il s’accoutuma à passer des semaines entières hors de chez lui, et quand il y revenait un jour, en humeur de faire du train, il y était désencoléré par un silence si patient qu’il s’en étonnait d’abord et finissait par s’endormir. Si bien qu’on ne le revoyait plus que lorsqu’il était fatigué et qu’il avait besoin de se reposer.

Il fallait que Madeleine fût une femme bien chrétienne pour vivre ainsi seule avec une vieille fille et deux enfants. Mais c’est qu’en fait elle était meilleure chrétienne peut-être qu’une religieuse; Dieu lui avait fait une grande grâce en lui ayant permis d’apprendre à lire et de comprendre ce qu’elle lisait. C’était pourtant toujours la même chose, car elle n’avait possession que de deux livres, le saint évangile et un accourci de la Vie des Saints. L’évangile la sanctifiait et la faisait pleurer toute seule lorsqu’elle le lisait le soir auprès du lit de son fils. La Vie des Saints lui faisait un autre effet: c’était, sans comparaison, comme quand les gens qui n’ont rien à faire lisent des contes et se montent la tête pour des rêvasseries et des mensonges. Toutes ces belles histoires lui donnaient des idées de courage et même de gaieté. Et quelquefois, aux champs, le champi la vit sourire et devenir rouge quand elle avait son livre sur les genoux. Cela l’étonnait beaucoup et il eut bien du mal à comprendre comment les histoires qu’elle prenait la peine de lui raconter, en les arrangeant un peu pour les lui faire entendre (et aussi parce qu’elle ne les entendait peut-être pas toutes très bien d’un bout jusqu’à l’autre), pouvaient sortir de cette chose qu’elle appelait son livre. L’envie lui vint d’apprendre à lire aussi, et il apprit si vite et si bien avec elle, qu’elle en fut étonnée et qu’à son tour il fut capable d’enseigner au petit Jeannie. Quand François fut en âge de faire sa première communion, Madeleine l’aida à s’instruire dans le catéchisme et le curé de leur paroisse fut tout réjoui de l’esprit et de la bonne mémoire de cet enfant qui, pourtant, passait toujours pour un nigaud parce qu’il n’avait point de conversation et n’était hardi avec personne.

Quand il eut communié, comme il était en âge d’être loué, la Zabelle le vit de bon cœur entrer domestique au moulin, et maître Blanchet ne s’y opposa point car il était devenu clair pour tout le monde que le champi était bon sujet, très laborieux, très serviable, plus fort, plus dispos et plus raisonnable que tous les enfants de son âge. Et puis, il se contentait de dix écus de gage et il y avait toute économie à le prendre. Quand François se vit tout à fait au service de Madeleine et du cher petit Jeannie qu’il aimait tant, il se trouva bien heureux, et quand il comprit qu’avec l’argent qu’il gagnait, la Zabelle pourrait payer sa ferme et avoir de moins le plus gros de ses soucis, il se trouva aussi riche que le roi.

Malheureusement, la pauvre Zabelle ne jouit pas longtemps de cette récompense. À l’entrée de l’hiver, elle fit une grosse maladie et, malgré tous les soins du champi et de Madeleine, elle mourut le jour de la Chandeleur, après avoir été si mieux qu’on la croyait guérie. Madeleine la regretta et la pleura beaucoup, mais elle tâcha de consoler le pauvre champi qui, sans elle, n’aurait jamais surmonté son chagrin.

Un an après, il y pensait encore tous les jours et quasi à chaque instant, et une fois il dit à la meunière:

– J’ai comme un repentir quand je prie pour l’âme de ma pauvre mère: c’est de ne l’avoir pas assez aimée. Je suis bien sûr d’avoir toujours fait mon possible pour la contenter, de ne lui avoir jamais dit que de bonnes paroles et de l’avoir servie en toutes choses comme je vous sers vous-même; mais il faut, madame Blanchet, que je vous avoue une chose qui me peine et dont je demande pardon à Dieu bien souvent: c’est que, depuis le jour où ma pauvre mère a voulu me reconduire à l’hospice et où vous avez pris mon parti pour l’en empêcher, l’amitié que j’avais pour elle avait, bien malgré moi, diminué dans mon cœur. Je ne lui en voulais pas, je ne me permettais pas même de penser qu’elle avait mal fait en voulant m’abandonner. Elle était dans son droit; je lui faisais du tort, elle avait crainte de votre belle-mère, et enfin elle le faisait bien à contre-cœur; car j’ai bien vu là qu’elle m’aimait grandement. Mais je ne sais comment la chose s’est retournée dans mon esprit, ça été plus fort que moi. Du moment où vous avez dit des paroles que je n’oublierai jamais, je vous ai aimée plus qu’elle et, j’ai eu beau faire, je pensais à vous plus souvent qu’à elle. Enfin, elle est morte et je ne suis pas mort de chagrin comme je mourrais si vous mouriez.

– Et quelles paroles est-ce que j’ai dites, mon pauvre enfant, pour que tu m’aies donné comme cela toute ton amitié? Je ne m’en souviens pas.

– Vous ne vous en souvenez pas? dit le champi en s’asseyant aux pieds de la Madeleine qui filait son rouet en l’écoutant. Eh bien vous avez dit en donnant des écus à ma mère: «Tenez, je vous achète cet enfant-là; il est à moi.» Et vous m’avez dit en m’embrassant: «à présent, tu n’es plus champi, tu as une mère qui t’aimera comme si elle t’avait mis au monde.» N’avez-vous pas dit comme cela, madame Blanchet?

– C’est possible, et j’ai dit ce que je pensais, ce que je pense encore. Est-ce que tu trouves que je t’ai manqué de parole?

– Oh non! Seulement…

– Seulement, quoi?

– Non, je ne le dirai pas, car c’est mal de se plaindre,et je ne veux pas faire l’ingrat et le méconnaissant.

– Je sais que tu ne peux pas être ingrat et je veux que tu dises ce que tu as sur le cœur. Voyons, qu’as-tu qui te manque pour n’être pas mon enfant? Dis, je te commande comme je commanderais à Jeannie.

– Eh bien, c’est que… c’est que vous embrassez Jeannie bien souvent et que vous ne m’avez jamais embrassé depuis le jour que nous disions tout à l’heure. J’ai pourtant grand soin d’avoir toujours la figure et les mains bien lavées parce que je sais que vous n’aimez pas les enfants malpropres et que vous êtes toujours après laver et peigner Jeannie. Mais vous ne m’embrassez pas davantage pour ça, et ma mère Zabelle ne m’embrassait guère non plus. Je vois bien pourtant que toutes les mères caressent leurs enfants et c’est à quoi je vois que je suis toujours un champi et que vous ne pouvez pas l’oublier.

– Viens m’embrasser, François, dit la meunière en asseyant l’enfant sur ses genoux et en l’embrassant au front avec beaucoup de sentiment. J’ai eu tort, en effet, de ne jamais songer à cela, et tu méritais mieux de moi. Tiens, tu vois, je t’embrasse de grand cœur et tu es bien sûr à présent que tu n’es plus champi, n’est-ce pas?

10
{"b":"100295","o":1}