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VII

Arrivé dans la ville natale de Jacques Dorme, je n'éprouvai pas de dépaysement. A Paris, j'avais vécu dans la rue Myrha qui traverse la bousculade africaine de Barbés. J'avais logé aussi à Aubervilliers, puis à la périphérie de Montreuil, plus tard à Belleville où j'avais fini par ne plus remarquer l'étrangeté de ce nouveau pays.

Cette petite ville du Nord était bien de ce pays-là.

Sa mairie, sur une place très proprette, ressemblait aux vieilles Parisiennes qu'on croisait parfois aux environs de Barbés: survivantes d'une autre époque, habillées et coiffées avec soin, elles trottinaient, intrépides, à travers le mélange humain des continents broyés…

L'îlot protégé de la mairie était d'ailleurs réduit. La rue principale, belle au début, s'essoufflait rapidement, s'effritait dans des façades râpeuses, aux fenêtres bouchées de parpaings. La vitrine d'une confiserie était criblée d'une multitude d'impacts colmatés avec du contreplaqué. Une affichette annonçait: «Fer mé pour cause de ras le bol!» Je consultai mon plan, tournai à gauche.

Au téléphone, le frère de Jacques Dorme m'avait conseillé de prendre un taxi à la gare: «C'est un peu loin, nous sommes en bordure de la ville…» Mais j'avais besoin de marcher, de voir cette ville, de deviner ce qu'elle avait dû être un demi-siècle auparavant. Je ne pouvais pas accepter l'idée de descendre d'un taxi, de sonner à la porte et d'entrer comme un habitué des lieux.

Un scooter passa à toute vitesse, me frôla, slaloma entre les poubelles renversées. Une bouteille de bière roula sous mes pieds, je ne compris pas si j'étais visé ou non. La plaque avec le nom de la rue était barbouillée de rouge. Je mis un moment à déchiffrer: Henri Barbusse. Sous une fenêtre cassée, accrochées à un sèche-linge, ondoyaient des loques de tissu. La vitre était remplacée par un sac en plastique bleu, tache de couleur inattendue sur un mur gris-brun. Une autre fenêtre, au rez-de-chaussée, presque insolite avec ses fleurs et ses petits rideaux clairs. Et dans l'air éteint de décembre, cette vieille main tirant les volets, ce visage ride et le reflet des cheveux blancs, ce regard qui répondit au mien: une femme qui peut-être vivait ici du temps de Jacques Dorme.

La ville s'aplatit bientôt sous les toits des entrepôts vides et des garages à l'abandon, s'émietta en maisonnettes moribondes. Les habitations modernes firent alors leur apparition, ayant guetté l'épuisement de la ville pour dresser leurs tours et, entre elles, des immeubles de quatre ou cinq étages. Inconsciemment, je les comparai avec des banlieues moscovites, trouvant les maisons d'ici bien mieux aménagées et d'une architecture plus humaine… C'est à ce moment que j'aperçus une entrée brûlée comme la gueule d'un énorme fourneau, une rangée de boîtes aux lettres jetée sur un gazon couvert de sacs-poubelle. Les gens que je voyais semblaient pressés de rentrer et m'évitaient dès que j'essayais de les approcher pour demander mon chemin. Deux femmes, l'une très âgée, au visage marqué à l'encre bleue, l'autre, jeune, voilée, m'écoutèrent, me dévisageant avec perplexité comme si l'endroit que je cherchais avait été frappé de quelque interdit. La jeune m'indiqua la direction d'un geste vague et je la vis se retourner sur moi avec toujours cet air incrédule.

La zone pavillonnaire était séparée des nouvelles habitations par l'avenue de l'Égalité étirée le long d'un mur poreux, noirâtre. Je compris qu'il s'agissait d'un cimetière seulement devant le portail. L'un des battants était arraché et tenait sur le gond du haut. J'entrai sans vraiment entrer, jetant juste un regard sur les premières tombes. «Le quartier de Verdun», lisait-on sur une petite stèle. Les croix avaient la forme d'épées: toutes trop rouillées pour qu'on puisse lire le nom, certaines cassées, traînant au milieu des éclats de bouteilles, des vieux journaux, des crottes de chiens. Dehors, une voiture passa, déversant une vocifération scandée, les cris revendicatifs d'un chanteur. Le silence revint affiné par le bruissement des branches nues dans le vent.

Je vis cette autre voiture lorsque, contournant le cimetière, je m'apprêtais à plonger dans les allées résidentielles. Une voiture entourée de cinq ou six jeunes gens ou plutôt coincée par eux à un tournant. Ce n'était pas une agression à proprement parler. Ils donnaient des coups de pied dans la tôle, grimpaient en riant sur le capot, tiraient les poignées. Le conducteur qui tentait de se lever pour les repousser était obligé de rester courbé, ni assis ni debout, car ils lui serraient la jambe avec la portière. L'un d'eux, une canette de bière à la main, se gargarisait et recrachait la mousse à l'intérieur de la voiture.

Ce furent peut-être ces crachats qui me poussèrent vers le groupe. Je remarquai le pied du conducteur, une fine chaussure noire, une chaussette haute et la peau très pâle qui se découvrait sous le pantalon que le bord de la portière avait retroussé, une peau de vieillard, traversée par des veines sombres. Il n'y avait rien d'héroïque dans mon élan, juste l'incapacité soudaine de tolérer la vue de ce vieux pied qui frottait comiquement l'asphalte. D'ailleurs l'issue de mon intervention aurait été tout autre s'il n'y avait pas eu ces deux scooters qui débouchèrent tout à coup derrière le mur du cimetière et se mirent à se poursuivre dans les entrelacs des ruelles. Quatre des jeunes qui s'accrochaient à la voiture partirent alors en courant pour voir le rodéo, deux autres restèrent, trouvant le harcèlement de l'automobiliste plus amusant.

L'un d'eux continuait à cracher en s'étouffant de rire. L'autre pressait la portière de tout son poids et avec ses poings tambourinait sur le toit de la voiture, comme sur un tam-tam… Je frappai le cracheur sans me retenir, d'un coup fait pour mettre à terre. Il bascula, le dos plaqué contre la voiture, et j'eus le temps de voir dans ses yeux un éclair de surprise, l'étonnement de celui qui se croyait inattaquable. Il esquiva le nouveau coup et se mit à courir en criant qu'il allait revenir avec ses «frères». J'empoignai l'autre, en tâchant de libérer la portière. Il se tortilla, éructant dans ce français que je détestais le plus: ce nouveau français, fait de souillures verbales et acclamé comme langue des jeunes. La jambe du vieillard restait toujours serrée par la portière. Je voyais une main qui fébrilement essayait de remonter la vitre et, sur le siège de droite, une silhouette de femme, des doigts très fins croisés sur un carton à pâtisseries. Quelques secondes d'empoignade parurent, comme toujours, laides et longues. Laides comme ce beau jeune visage («un beau visage et une sale gueule à la fois», penserais-je plus tard). Longues comme le geste du jeune homme qui ne parvenait pas à retirer de sa poche un cran d'arrêt. Il appuya sur le bouton trop tôt et la lame perçait à présent le tissu de son jean. Je pressai plus fortement mon bras sur sa gorge. Sa voix siffla, se coupa. Pendant un moment, sa bouche s'ouvrit muette, puis soudain, ses yeux se brouillèrent et tout de suite s'agitèrent dans le refus déjà animal d'étouffer. Son corps se relâcha, comme celui d'un pantin. Je desserrai ma prise, le poussai vers le trottoir. Il s'en alla, en titubant, frottant sa gorge, chuintant des menaces de sa voix cassée.

La portière claqua, la voiture démarra et tourna dans une allée.

Plusieurs minutes passées à errer, avec un sentiment nauséeux, fait de colère vaine et de peur tardive, des bouffées écœurantes de peur calquées sur la stridulation des scooters dans les allées. Mais surtout la conscience très claire de la totale inutilité de mon intervention. Je pourrais à ce même moment me traîner au bord de la route, un cran d'arrêt entre les côtes. Et cela ne changerait rien non plus ni n'étonnerait personne tant il y a de petites villes semblables et de vieillards agressés. Ma colère se retourne alors contre l'automobiliste qui a eu la bêtise de parlementer au lieu de foncer chez lui. Je me sens encore plus à l'écart de ce pays. Qu'ai-je à me mêler de sa vie, à rabrouer ces jeunes primates armés, à jouer au citoyen avec ma carte d'apatride dans la poche…

La brûlure de ces mots retarde ma recherche. Je finis par trouver l'allée de la Marne, mais le numéro seize paraît inexistant. Je traverse la rue à deux reprises, observe chacune des maisons avec la certitude de pouvoir reconnaître, sans relever le numéro, celle de Jacques Dorme. Mais le numéro, justement, n'y est pas. Je reprends la rue dans l'autre sens: une suite de maisons d'un étage, des jardins nus, l'impression d'une attente au fond d'une pièce, d'une très ancienne attente. La porte ouverte d'un garage et, de l'autre côté de la rue, au numéro onze, cette vieille femme qui plonge sa main dans la boîte aux lettres, n'y trouve rien, profite de ces secondes pour m'observer. Ou plutôt elle fait semblant de chercher ses lettres et surveille ce drôle de passant qui revient sur ses pas. Pour ne pas l'effaroucher je crie de loin: «Le numéro seize, madame?» Sa voix est étrangement belle, forte, une voix de vieille cantatrice, dirait-on: «Mais c'est là, monsieur. Juste derrière vous…» Je me retourne, fais quelques pas. La porte ouverte du garage cache le rond en céramique du numéro. A l'intérieur, un homme essuie avec une éponge le pare-brise de sa voiture. Je le reconnais immédiatement: le vieillard aux fines chaussures noires. Le frère de Jacques Dorme. «Capitaine», comme je l'appelais d'après les récits d'Alexandra.

Je lui dis mon nom, rappelle nos conversations au téléphone, mes lettres. Son sourire ne parvient pas à effacer entièrement l'ombre d'aigreur tapie dans ses rides. Je ne sais pas s'il reconnaît en moi l'homme qui est intervenu tout à l'heure. Il me semble que non. Il ferme le garage, m'invite à monter dans la maison et sur les marches du perron me pose cette question qui devrait être toute banale: «Vous avez trouvé facilement? Vous êtes venu en taxi?» Elle n'est pas banale, un petit frémissement sonore trahit la tension secrète avec laquelle les mots sont prononcés. Il m'a donc reconnu… Installés au salon, nous parlons de la ville en réussissant à éviter la moindre allusion à ce qui vient de se passer dans l'avenue de l'Égalité. Sa femme entre, me tend la main, ces fragiles doigts que j'ai vus crispés sur un carton enrubanné. Son visage à la fixité asiatique (elle est vietnamienne) ne garde aucune trace d'émotion. «J'apporte le thé», dit-elle avec un léger sourire et nous laisse seuls.

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