L'été où Alexandra me parla du pilote français j'avais treize ans. Les questions que je posais concernaient la vitesse maximale de l'avion Bloch, le rayon d'action du bombardier que Jacques Dorme avait abattu, le modèle du pistolet dont était armé l'homme en manteau de cuir noir, le masque à gaz permettant de téléphoner (ceux que nous utilisions pendant des exercices paramilitaires à l'orphelinat n'offraient pas une telle possibilité)… Elle souriait, avouait son ignorance en la matière.
Des années plus tard, je saurais ce que taisait son sourire: l'infinie distance entre l'objet de ma curiosité et sa vie, longue de quelques jours, avec Jacques Dorme. Elle ne pouvait pas me raconter leur amour. A cause de mon âge, penserais-je d'abord, et je regretterais la stupidité de cet âge fixé sur des détails guerriers et des rebondissements aventureux. À cause de sa Pudeur à l'ancienne, me dirais-je ensuite, en déplorant la fragilité des quelques furtifs instants de ce mai 1942 que le récit m'avait à peine donné à voir. Et puis, un jour, je comprendrais qu'il était impossible d'en dire davantage sur cet amour. Et que ces instants («elle m'a parlé du temps qu'il faisait», pensai-je plus d'une fois avec aigreur), que ces rappels accidentels d'une pluie ou d'une matinée de brume étaient suffisants et qu'ils disaient l'essentiel de cet amour bref et simple. D'année en année, j'apprendrais à les lire mieux, à deviner leur lumière, à entendre le vent et le bruissement de la pluie qui pénétrait dans la brèche du mur et portait sa fraîcheur jusqu'au lit. Cet amour jamais évoqué allait se révéler, et mûrir en moi à mesure que je grandirais. Comme ce moment où s'était rompu le vieux collier de perles d'ambre et qui n'évoquait, au début, qu'une nuit de pluie et de vent.
Le vent repousse la touffeur résineuse des steppes, l'odeur du pétrole brûlé, la densité des souffles humains entassés dans des centaines de wagons. Les gouttes qui se mettent à cribler le plancher à travers la brèche s'accordent soudain avec le tintement des perles du collier rompu. Les corps suspendent, une seconde, leur combat amoureux, les respirations se figent et tout de suite s'unissent de nouveau, se perdent dans leur rythme gradué par le désir, laissent les perles glisser du fil et compter le temps.
Il me fallut avoir vécu pour comprendre et cette pluie, et la bienheureuse fatigue dont s'imprégnaient les gestes de la femme qui se levait, s'approchait de la brèche, restait dans l'enveloppement tiède et fluide de l'orage. Comprendre la lenteur des paroles qui s'effaçaient dans la coulée bruyante de l'averse, deviner que l'important était bien cette lenteur, et non pas le sens des mots. Comprendre que ces paroles effacées, ce bonheur des gestes alentis, la senteur du merisier mêlée à l'acidité des éclairs, tous ces traits qu'aucun souvenir ne retenait formaient une vie essentielle, celle que les deux amants avaient véritablement vécue, celle qui, la première, était condamnée à disparaître dans l'oubli.
Le souvenir du «temps qu'il faisait» cachait aussi cette autre nuit, l'immobilité hypnotique de l'air, l'épaisseur statique de l'orage qui n'éclate pas. Ils descendent, traversent les voies, s'éloignent de la bourgade, figée dans l'obscurité comme les décors dans un théâtre fermé, s'engagent sur un chemin ensablé de la steppe. Le silence laisse entendre le froissement de chaque pas et, quand ils s'arrêtent, le léger crissement des herbes desséchées. Les étoiles voilées de chaleur semblent plus vivantes, moins sévères pour la brièveté humaine. À un moment, un obstacle antichar hérisse ses poutres d'acier croisées. Ils touchent ces bouts de rails dressés dans le noir. Le métal est encore tiède du soleil de la journée. Dans la torpeur de la nuit, la kyrielle de ces croisillons ressemble aux vestiges d'une guerre ancienne, oubliée. Ils ne se disent rien, sachant qu'on ne peut pas éviter cette pensée: une ligne de défense, déjà de l'autre côté de la Volga, l'acceptation donc de voir la guerre franchir le fleuve, embraser sa rive gauche, étrangler Stalingrad. Ils le pensent, et pourtant, l'acier soudé paraît sortir d'une histoire révolue, sans rapport avec cette nuit-là. Ils avancent en silence, sentant physiquement faiblir les liens qui les attachent aux maisons de la bourgade, aux écheveaux des voies dans la gare de triage, à leur vie là-bas. Il n'y a plus que le reflet crayeux du chemin, l'obscurité bleuie par le frémissement muet des éclairs et, soudain, à leurs pieds, l'abîme de ce ciel nocturne, les étoiles flottant à la surface noire de l'eau.
C'est l'une des boucles fluviales qui naissent au printemps, à la fonte des neiges, et que la steppe boit en quelques gorgées pendant la sécheresse de l'été. Son existence fugace est, pour l'instant, dans sa plénitude. L'eau remplit à ras bord les rives éphémères, l'odeur argileuse a l'air d'y planer depuis toujours. Et en plongeant, le corps est effleuré par les longues tiges solidement enracinées des jaunets.
Ils restent toute une heure dans ce flux lent, bougent peu, entamant une nage, puis s'arrêtant au milieu de l'étendue d'eau peu profonde. Les éclairs silencieux durent le temps suffisant pour se voir, pour voir cette femme, les cheveux humides, les mains lissant un visage renversé vers les étoiles. Voir les yeux fermés de la femme. La voir allongée sur la berge dont le sol très fin, très lisse, semble chauffé en profondeur.
«S'il n'y avait pas eu cette guerre, je ne t'aurais jamais rencontrée…» La voix de l'homme est à la fois très rapprochée, comme un chuchotement à l'oreille, et perdue dans le lointain des steppes. On doit l'entendre même là, à l'horizon scintillant d'éclairs de chaleur. «Non, ce n'est pas ce que je voulais dire, se reprend-il. Tu vois, cette plaine, cette eau, cette nuit, tout cela est si simple et, en fait, nous n'avons besoin de rien d'autre. Personne n'a besoin d'autre chose. Et pourtant, la guerre viendra jusqu'ici…» Il se tait, sent la main de la femme se poser sur son bras. Un oiseau passe, on entend le glissement feutré de l'air. Ils ont le sentiment que cette guerre toute proche a déjà traversé ces steppes, détruit, tué et s'est enfin dissipée dans le vide. Ils vont la vivre bientôt, certes, et pourtant une part d'eux-mêmes est déjà au-delà, déjà dans une nuit où les obstacles d'acier récemment installés ne sont plus que des vestiges rouilles. Où il ne reste que le brasillement insonore de l'horizon, cette étoile dans l'empreinte d'un pas remplie d'eau, le visage penché de la femme, la caresse des pointes humides de ses cheveux. Une nuit d'après-guerre, infinie.
Dans leur vie qui dura un peu plus d'une semaine, il y eut aussi cette matinée aveuglée de brouillard. Aucun avion dans le ciel, pas de risque de bombardement, des trains avançant avec une lenteur somnambulique. Les femmes qui travaillaient avec Alexandra l'avaient laissée partir, l'avaient presque forcée à prendre cette matinée car elles avaient appris ou deviné que c'était la dernière.
Il faisait froid, une journée d'automne, eût-on dit. Une fraîche et brumeuse journée de mai. Ils longèrent un champ, traversèrent un village d'où les habitants venaient d'être évacués. La présence du fleuve se trahissait dans le brouillard par le sourd écho du vide et l'odeur des joncs. Un des matins de leur vie… Ils sentaient que c'était le moment de dire des mots graves, définitifs, des mots d'adieu et d'espoir, mais ce qui venait à l'esprit paraissait lourd et inutile. Il fallait avouer que cette seule semaine avait été une longue vie d'amour. Que le temps avait disparu. Que la douleur à venir, l'absence, la mort n'atteindraient pas cette vie-là. Il fallait le dire. Mais ils se taisaient, sûrs d'éprouver, à la moindre vibration près, le même sentiment.
Invisible dans la cécité cotonneuse du brouillard, une barque passa, proche de la rive, on entendit les plongeons paresseux des rames, la plainte rythmique des tolets.
Pendant les heures qu'ils vécurent ensemble, Alexandra raconta à Jacques Dorme ce que j'apprendrais enfant. La venue en Russie, en 1921, d'une jeune Française qui faisait partie d'une mission de la Croix-Rouge, une venue temporaire, avait-elle cru, et qui devenait de plus en plus sans retour à mesure que, très rapidement, le pays se coupait du monde.
Ils parlèrent, en fait, de quatre pays différents: deux Russies et deux Frances. Car la Russie que Jacques Dorme avait parcourue, une Russie brisée par la défaite, était peu connue d'Alexandra. Quant à sa France à elle, celle du lendemain de la Grande Guerre et du début des années vingt, ses souvenirs s'étaient depuis longtemps confondus avec l'ombre douce et souvent illusoire d'une patrie rêvée. Lui avait connu un tout autre pays.
Un jour, au hasard d'une information écoutée à la radio, ces deux Frances se heurtèrent.
Ce jour-là, ils déjeunèrent ensemble. Quand le passage des trains sous les fenêtres s'interrompait et que se calmait le vrombissement des avions, on pouvait penser à un déjeuner par temps de paix, par un beau temps printanier… Ils s'apprêtaient à se quitter quand Alexandra avec un air de mystère, murmura: «Ce soir, j'aurai besoin de ton aide. Non, non, c'est très sérieux. Il faut que tu mettes une chemise claire, que tu cires tes chaussures et que tu sois bien rasé. Ce sera une surprise…» Il sourit, promettant de venir tiré à quatre épingles. C'est alors qu'ils entendirent à la radio la voix du speaker, grave et aux accents métalliques, annonçant la chute de la ville de Kertch, parlant de la défense acharnée de Sébastopol… Ils savaient que cette nouvelle signifiait la perte prochaine de la Crimée, la percée allemande dans le Sud, la route ouverte vers la Volga. La radio disait aussi que les Alliés n'étaient pas pressés d'ouvrir le «deuxième front». C'est peut-être ce mot qui mit le feu aux poudres.
Alexandra parla sur un ton de moquerie acerbe qu'il ne lui connaissait pas. Elle faisait mine de s'étonner de la nonchalance des Américains, de la prudence des Anglais s'abritant sur le cuirassé de leur île. Et avec encore plus d'aigreur, elle se dit écœurée par la France, par la veulerie de ses chefs de guerre, par la traîtrise de son gouvernement. Il y avait sans doute dans son esprit le souvenir de l'armée exsangue mais victorieuse du défilé de 1919. Quant à celle de 1940… Elle parla de lâcheté, d'esquive, de confort acheté par des compromis douteux.
«Mais c'est que nous nous sommes battus…