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Vers le milieu de la nuit, le fouettement des rafales efface tout ce que l'oreille pourrait encore entendre. J'imagine le minuscule point de ma présence dans cet endroit du globe. Quel repère trouver? La frange glacée de l'océan Arctique? Le détroit de Bering? Le pic de la Victoire, haut de trois mille mètres, à l'ouest de cette maison?

Je me dis que finalement rien ne localise mieux, pour moi, cette contrée que le souvenir de la vie de Jacques Dorme.

***

L'histoire de Jacques Dorme m'accompagna tout au long de mon voyage. Elle estompait par son intensité telle ville que je traversais, telle gare, m'isolait au milieu des foules. De Paris j'allai à Varsovie, parvins sans difficulté jusqu'en Ukraine (qui venait de proclamer son indépendance), restai bloqué plusieurs heures à la toute nouvelle frontière avec la Russie. Les mots de «frontière», de «visa» prononcés devant un petit baraquement noirci de neige mouillée semblaient sortir d'un récit satirique de Tchékhov. Tout comme l'uniforme des gardes-frontière, d'une coupe étrangement efféminée, et les aigles sur leur chapka, dorure de pacotille faisant penser aux arbres de Noël. Et plus encore les papiers que je leur présentais. Ce passeport d'apatride qui m'autorisait à me rendre «dans tout pays, sauf URSS». L'URSS n'existait plus et cette interdiction prenait un sens troublant, quasi métaphysique. Mal plastifié par un vieil Algérien de Barbes, le document avait souffert de l'humidité et son fin carton gondolé, aux tampons flous, ne pouvait qu'inciter à la méfiance. C'est avec compassion pour ma naïveté qu'un camionneur finit par m'indiquer l'équivalent d'alcool exigé pour le passage. J'emportais deux bouteilles de cognac. Une seule, selon lui, devait suffire. Une bouteille plate que le chef du poste glissa dans la poche de sa capote, avant de souffler sur un petit tampon indigo.

C'était mon premier retour en Russie et je revenais en clandestin. L'étrangeté de ma venue s'effaça d'ailleurs rapidement derrière la bizarrerie, tantôt comique tantôt pénible, du nouvel état des choses. Ce monument, dans une ville ukrainienne, deux personnages se serrant la main et la légende en lettres d'or: «Vive l'union de l'Ukraine et de…» La suite («… la Russie») avait été arrachée. Mon «visa» payé avec une bouteille de cognac. Puis, un soir, à Moscou, un attroupement d'hommes derrière le bâtiment laid d'un restaurant. Ils piétinaient dans la neige boueuse du début de mars, souriaient, se jetaient des clins d'œil, mais les sourires étaient crispés, les regards figés sur deux grandes fenêtres ouvertes du rez-de-chaussée. A l'intérieur, dans le halo fluorescent, on voyait un mur au carrelage blanc, deux miroirs, un sèchemains qui vrombissait dans le vide. Une femme apparut devant un miroir, déboutonna son manteau et, sans se soucier de la présence des spectateurs, exposa la blancheur nue de son corps. Elle pivota même légèrement sur ses talons hauts, laissant voir des seins très pleins aux mamelons bruns, le triangle rebondi du ventre. Une autre hissa son pied sur le rebord du mur et se mit à tirer la fermeture de sa botte. Sous une minijupe, sa jambe se découvrit jusqu'à la hanche, une large cuisse serrée dans un collant rouge… Ce défilé improvisé par les prostituées dans les toilettes d'un restaurant témoignait d'une libéralisation indéniable. Moins d'hypocrisie qu'avant, plus d'imagination. «Un progrès…», pensai-je en reprenant ma marche.

Je le répéterais, deux jours plus tard, dans une grande ville sur la Volga. Pour tuer le temps avant mon train, je me laissai happer par la foule et me retrouvai dans ce parc. Au milieu des kiosques peinturlurés, se déroulaient de bruyantes festivités, une quelconque «fête de la ville» ou tout simplement, un beau dimanche, l'abondance du soleil réverbéré par la neige tombée la veille. Je marchais, en trébuchant sur les congères, enivré par la fraîcheur acidulée des neiges, par la fusion avec les rires, les regards, les paroles que je n'avais plus besoin d'interpreter. Ces retrouvailles ressemblaient à un songe où la compréhension est immédiate et le contact physique, de cœur à cœur, merveilleusement évident. Ivre de soleil et de la joie des autres, j'eus même cette pensée exaltée et benoîtement patriotique: «Ils ont peut-être trois roubles en poche, mais ils rient et festoient comme avant. Un pays en perdition, mais quelle aptitude au bonheur! En Occident, on aurait…» Abêti par la gaieté, j'allais poursuivre mon analyse comparée de l'âme slave et de l'Occident sans âme quand soudain le bonheur trouva son expression parfaite, condensée dans le visage de cette enfant. Une petite fille de neuf ou dix ans, d'une beauté presque surnaturelle, qui marchait en tenant la main d'une femme, sa grand-mère sans doute. Elles s'arrêtèrent à quelques pas de moi, l'enfant me regarda avec curiosité. Je lui souris. Et soudain, je compris que ce petit visage incroyablement beau était maquillé. Assez discrètement, mais d'une main experte, adulte. Non pas grimé pour la fête foraine, mais transformé en excitant minois de femme-poupée. Je remarquai aussi que le soir commençait à tomber, que les kiosques venaient de fermer. Ma tête résonnait encore de rires et de soleil… Les premiers réverbères tremblotaient d'une lumière mauve. La femme se retourna et me dévisagea d'un œil qui jaugeait. Puis, en caressant le menton de l'enfant, murmura: «La fête est finie, tu n'auras pas tes bonbons…» L'enfant me regardait fixement. Je ravalai au dernier moment le mot qui était déjà sur mes lèvres: «Vous avez une bien jolie petite-fille…» Je pensais avoir deviné le jeu. La femme tira la main de l'enfant, et je les vis se diriger vers le grand hangar en préfabriqué, le «bar à bière». Derrière mon dos, chuinta dans un soupir dégoûté la discussion de deux vendeuses: «La vieille est revenue avec la petite, tu as vu? Mais oui, qu'est-ce que tu veux, c'est l'enfant qui la nourrit… Les salauds qui font ça, moi, je les pendrais…»

Je voyais au bout de l'allée les deux silhouettes, grande et petite, qui se découpaient dans l'éclairage du «bar à bière». Il aurait fallu les rattraper. Leur donner l'argent que j'avais. Prévenir la police. Enlever l'enfant… Mais s'agissait-il vraiment de ce que j'avais cru comprendre? Le long de l'allée, les abattants des kiosques étaient déjà tous remontés, des rais de lumière filtraient de l'intérieur. On devinait la présence silencieuse des propriétaires. L'obscurité du parc, ces minuscules pavillons, chacun avec son secret, l'enfant maquillée qui venait de me sourire… Je préférai croire à une méprise.

Les seuls endroits où j'eus l'impression d'un véritable retour étaient les couloirs du métro et les passages souterrains transformés en souks de misère. Les vieillards proposaient à la vente des objets qui criaient leur arrachement à un appartement, à une chambre où leur absence formait un vide impossible à combler. Ce n'était pas le joyeux fouillis d'un marché aux puces, mais les vestiges d'existences détruites par les temps nouveaux. Je reconnaissais la faïence usée d'une tasse, la forme du talon de cette paire de chaussures, la marque d'un transistor… Ces débris avaient l'âge de mon enfance. Toute une époque soldée dans ces vieilles mains bleuies par le froid.

Plus que tous les autres changements, plus même que l'étalage obscène de la nouvelle richesse, c'est ce passé humain dispersé qui me frappa. La rapidité fébrile avec laquelle on le faisait disparaître. Ce passé et aussi la beauté de l'enfant maquillée. Mon ignorance de ce qu'on devait faire, dans cette ère nouvelle, pour protéger cette enfant.

La Sibérie me fit oublier ces retrouvailles manquées. Rien ici n'avait encore bougé. Quelques républiques récentes, surgies de la chute de l'empire, avaient juste coloré les cartes géographiques. La terre restait la même: infinie, blanche, indifférente aux rares apparitions d'hommes. Dans la torpeur hivernale, on guettait non pas les derniers soubresauts de l'actualité mais le trait roux du soleil qui allait, dans quelques jours, frôler l'horizon après une longue nuit polaire.

En écoutant les géologues dans l'isba du Bord, je me disais qu'ils venaient de la même époque que ces objets vendus par les vieillards dans les couloirs du métro. Ils vivaient comme si les huit mille kilomètres de neiges qui les séparaient de Moscou avaient retardé la course du temps. Les années soixante? Soixante-dix? Tout dans leur façon de vivre, de parler avait vingt ou trente ans de retard. Cette histoire drôle du nouvel arrivant qui viole une ourse… Je l'avais entendue plus d'une fois dans ma jeunesse. Un temps décalé de vingt ans. Non, plutôt un temps à l'écart du temps, une coulée de jours rythmée par le crissement des rafales contre la vitre, par le souffle du feu, par la respiration de ces trois personnes endormies, si différentes et si proches, ces deux hommes aux visages brûlés par l'Arctique, cette grande femme aux yeux bridés qui dort dans la pièce voisine. (Quels sont ses rêves? Des rêves tout de neige? Ou bien au contraire, pleins de soleil du Sud?) Le temps nocturne cadencé par le battement de notre sang, dans le bras replié sous la tête, une pulsation chaude perdue au milieu de l'infini blanc, dans les tréfonds du noir cosmique irisé par la phosphorescence boréale.

Le matin ne vint pas. Je fus réveillé par une tempête qui jeta contre les vitres des brassées de flocons et remplit la maison d'une vibration mate. Il me fallut quelques secondes pour comprendre qu'il s'agissait d'un hélicoptère qui venait de se poser tout à côté du Bord. Derrière la porte de la cantine, je vis la lumière et entendis le cliquètement des assiettes et des tasses en aluminium. Les géologues se levèrent avec précipitation et même, me sembla-t-il, une sorte de panique. Le grand Lev se frotta rageusement le visage sous le robinet. Le petit Lev remonta en hâte le ressort de son rasoir…

La porte céda avec un crissement strident de glace rompue et je crus deviner la raison de leur désarroi. En pénétrant dans la maison, l'homme dut se courber et, quand il s'arrêta au milieu de la pièce, son visage se trouva à la hauteur de l'ampoule qui brillait sous le plafond. Il portait une veste de mouton retourné noire, des bottes en peau de renne. Du haut de sa taille, il observa la pièce, nota le désordre laissé par la beuverie de la veille mais ne dit rien, attendant que les deux Lev viennent à lui. Ce qu'ils firent, en lançant des salutations faussement décontractées, mais l'œil fuyant: «Salut, chef! Cinq minutes et on est prêts, commandant!» Le grand Lev paraissait presque petit. Le petit fut obligé de lever le bras pour serrer la main du pilote. L'homme les dévisagea en silence puis attrapa la bouteille de cognac vide. «Je vois que vous êtes prêts depuis hier, dit-il d'une voix basse, semblable à l'embrayage d'un tout-terrain militaire par grand froid. Je vous préviens que si j'entends le moindre hoquet en vol, je vous fiche dehors avec vos pétards…»

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