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V

Ce jour-là disparaît toute distance entre le pénible devoir de vivre et la calme acceptation de mourir.

Une journée de mai 1942, à une trentaine de kilomètres de Stalingrad, la chaleur épaisse comme du goudron, des rails encombrés de pansements sales, d'éclats de bombes, d'immondices. Un convoi vient d'être touché. Les cheminots essayent de détacher la citerne en feu pour la tracter sur une voie de garage. Son pétrole brûle en plongeant les environs dans une nuit Percée par un soleil violet. Le mouvement des trains devient tâtonnant mais ne s'interrompt pas – la seule chose qui compte. Des convois vers l'ouest: des soldats, des obus, des armes. Des convois vers l'est: de la chair mutilée, digèrèe par les combats. La gigantesque cuisine de la guerre, une immense chaudière qu'à chaque minute il faut alimenter avec des tonnes d'acier, de Pétrole, de sang.

Alexandra se retrouve serrée entre le mur des citernes immobilisées et les wagons qui avancent sur la voie voisine. Si le feu se propage, le nœud ferroviaire sera un brasier long d'un kilomètre. Il faudrait tomber, ramper sous le convoi, ressortir de l'autre côté, fuir. Elle ne bouge pas, fixe son reflet sur le flanc de la citerne luisante de pétrole. Muet, s'articule soudain en elle son prénom, son vrai prénom et son nom français. Sa vie égarée ici, dans ce crépuscule de midi, dans ce pays étranger qui agonise autour d'elle. L'air brunâtre, les cris des blessés, son propre corps dissous dans la chaleur, la souillure, l'abrutissement de l'effort, l'asphyxie. Elle se dit que la mort ne pourra jamais déboucher sur une torture aussi riche. Au bout du convoi la fumée grossit, on ne voit plus les rails…

Son reflet se met à glisser, disparaît. On a réussi à couper le convoi en deux, à éloigner la partie en flammes. La vie peut reprendre. Une vie qui se confond si bien avec la mort.

À travers le martèlement des roues, elle entend une voix l'appeler: «Choura!» Elle revient dans sa vie russe, se remet au travail. Avec d'autres femmes, elle dénoue, jour après jour, le chassé-croisé des convois, le va-et-vient des locomotives. Tout se passe dans la tension des nerfs à nu, au milieu des hurlements et des jurons, dans l'oubli de la fatigue, de la faim, de soi. Un machiniste l'injurie, elle répond avec une hargne brève et efficace. Une collègue l'aide à descendre un mort du convoi des blessés. Elles l'empoignent, le posent sur une pile de vieilles traverses. Les yeux de l'homme, ouverts, paraissent animés, on y voit monter la fumée du pétrole incendié. Deux autres convois la serrent entre leurs murailles, l'un se dirige vers l'ouest (un criaillement de bandonéon, le visage souriant d'un soldat qui, les mains en porte-voix, la demande en mariage), l'autre vers l'est, silencieux (dans une fenêtre, une tête entièrement recouverte de pansements, une bouche qui tâche de saisir un peu d'air). Et pour elle, entre ces deux murs en mouvement, un semblant de solitude et de repos. Et cette pensée: pourquoi m'accrocher à cet enfer? Elle regarde sa main droite, ses doigts mutilés dans un bombardement. Ses pieds dans de grosses bottes de soldat. Elle devine, sans le voir, le masque desséché et vieilli de son visage.

Les trains se retirent presque au même moment. Un homme marche en enjambant les voies, en agitant tranquillement une petite valise, sans se soucier des manœuvres chao-tiques des convois. Il porte une tenue bizarre, mi-militaire, mi-civile. Sa démarche libre, les regards qu'il jette tout autour font de lui un paisible promeneur du dimanche tombé par hasard dans cette journée de guerre. Pour quelques secondes, il reste dissimulé derrière le rouleau de fumée, puis réapparaît, évite de justesse une locomotive, continue son excursion. «Un espion allemand…», se dit Alexandra, se rappelant les innombrables affiches qui invitent à démasquer ces ennemis qu'on parachute, semble-t-il en masse, à l'arrière. L'homme, la main en visière, observe le vol rapide d'un chasseur au-dessus des flammes, puis se dirige vers le poste d'aiguillage. Non, trop maladroit pour un espion. Celui-là va finir par passer sous les roues d'une draisine ou de ce train qui surgit en déchirant la fumée. Alexandra se met à courir vers l'homme, lui faisant signe de s'écarter, essaye de couvrir de son cri le grincement des rails. Elle le rattrape, le pousse, ils trébuchent tous les deux, fouettés par le souffle du train. Les mots qu'elle lui jette sifflent aussi comme des fouets. Des mots rêches, grossiers qui font de sa voix une voix d'homme. Elle sait que ses paroles sont laides, qu'elle-même doit être très laide aux yeux de ce vacancier égaré, mais ce dégoût lui est nécessaire, elle cherche cette douleur et ce mal sans issue. Le promeneur plisse les yeux, comme dans un effort de compréhension, un sourire aux lèvres. Il répond, explique calmement, avec une politesse incongrue, d'un autre âge. Il parle correctement, mais cette correction justement se remarque. «Il a un accent», se dit-elle et soudain, abasourdie, incrédule, elle croit deviner quel est cet accent.

Ils ont encore le temps d'échanger quelques mots en russe mais déjà la reconnaissance se fait, plutôt une rapide série de reconnaissances: le timbre de la voix, la mimique, un geste qui serait autre chez un Russe. Ils se mettent à parler français et c'est elle à présent qui a l'impression de parler avec un accent. Après vingt ans de silence dans cette langue.

Le même enfer les entoure, le même labyrinthe mobile de convois, le même grincement d'acier qui broie sur les rails le moindre grain de silence, les mêmes hélices qui, au-dessus de leurs têtes, lacèrent le ciel, et cette fumée qui fait passer sur leurs visages l'ombre des jours inconnus. Ils ne remarquent rien de tout cela. Quand le bruit efface la voix, ils devinent les paroles dans le seul mouvement des lèvres. Il sait qu'elle est infirmière mais que, blessée il y a trois semaines, elle a été envoyée à ce poste d'aiguillage. Elle sait qu'à la gare de Stalingrad il s'est trompé de direction et ne parvient pas à rejoindre l'escadrille à laquelle il est affecté. Pourtant, plus que le sens c'est, pour l'instant, la sonorité des mots qui importe, la simple possibilité de les reconnaître, d'entendre vivants ces mots français. De dire le nom de cette ville, près de Paris, où elle est née, une autre, près de Roubaix, sa ville à lui. Des noms qui sonnent comme des mots de passe.

Ils garderont la sensation de ne pas s'être quittés. A trois heures du matin ils parleront toujours, assis dans une pièce sans lumière, devant leur thé froid. A un moment, ils s'apercevront que la nuit a pâli et que cette naissance du jour est venue à travers le mur éventré. Ils s'étaient bien sûr quittés après leur rencontre au milieu des voies: il allait continuer sa recherche, elle allait courir vers la draisine des pompiers. Ils avaient eu juste le temps de se donner ce rendez-vous très tard dans la soirée. Mais pour eux, existe désormais un temps différent, ininterrompu, invisible aux autres, fragile comme cette pâleur qui glisse par l'embrasure du mur, comme la fraîcheur d'un merisier sous la fenêtre ouverte.

Ils n'auraient pas dû dire ce qu'ils se sont dit, lui parlant de son escadrille (secret défense!), elle avouant sa crainte (défaitisme!): «Si les Allemands traversent la Volga, la guerre est perdue…» Mais ils ont parlé en français, avec le sentiment d'user d'une langue codée, faite pour les confidences et qui les éloignait des rails noyés dans la fumée.

Elle mesure cet éloignement surtout à présent, vers trois heures du matin. La première pâleur du ciel, la senteur du merisier, un souffle frais venant de la Volga. Le visage de l'homme en face d'elle, ce thé très fort dans leurs tasses, le thé qu'il a apporté et dont elle avait oublie depuis longtemps la saveur. Même les instants de silence entre eux sont différents du silence qu'elle entend d'habitude. Pourtant l'enfer est tout proche, à quelques centaines de traverses de cette maison. Dès cinq heures, elle y plongera. L'homme ira rejoindre sa compagnie. Elle l'entend raconter les derniers jours avant la guerre, en août 1939, qu'il a passés à Paris. Il sortait du cinéma (il venait de voir Toute la ville danse : «Pas terrible… Une jolie musique») quand, derrière la vitre d'un bureau, il a vu cette femme blonde affublée d'un masque à gaz et qui parlait au téléphone. Un entraînement… Ils rient.

Il n'y a aucune suite dans ce qu'ils se confient. Ils ont trop d'années, trop de visages à évoquer. Dans l'obscurité, elle a moins de peine à lui parler de la douleur qu'elle porte en elle et qui l'étouffait hier, quand ils se sont rencontrés. Elle avait connu la même détresse il y a sept ans. Son mari («mon mari russe…», précise-t-elle) venait d'être arrêté et fusillé après un procès long de vingt minutes. Elle avait alors désiré la mort, y avait pensé avec une sorte de gratitude, avait imaginé aussi une autre solution: fuir la ville sibérienne où on l'avait exilée, faire l'impossible, rejoindre la France. Cette pensée l'avait retenue en vie. Elle avait traqué la moindre nouvelle venant de Paris. Un jour, elle était tombée sur ce recueil de textes: une dizaine d'écrivains français traduits en russe. Le premier s'intitulait: «Staline, l'homme à travers lequel on voit le monde nouveau». Puis ce poème qui avait pour titre «Hymne à la Guépéou». Les vers célébraient la police secrète qui avait tué son mari, parmi des millions d'autres… Elle avait lu le recueil jusqu'au bout, ne parvenant pas à imaginer le type humain de ces Français-là, à imaginer leur regard qui choisissait cet aveuglement ignoble, leurs bouches qui osaient ces paroles.

Elle dit à Jacques Dorme qu'à présent cette idée d'atteindre la France lui paraît encore plus invraisemblable. Non pas à cause des poètes français qui chantent la Guépéou, mais à cause de la guerre, la même de la Volga à la Seine. À cause des convois de blessés qu'il faut envoyer à l'arrière.

Il parle de la maison où il a passé son enfance et sa jeunesse, des unités allemandes qui traversent à présent la rue devant les fenêtres du salon. Sur le mur de cette pièce, il y a une photo de son père, très jeune encore, qui était parti à la guerre, à l'autre guerre, «la Grande», et en était revenu vieux, pour attendre la mort en 1925. Il ne sait pas si le souvenir qui lui reste de son père est lié uniquement à ce portrait ou aux quelques secondes pendant lesquelles un enfant de trois ans voit, sur les marches du perron, un homme portant un sac a l'épaule, puis la silhouette de cet homme qui s'éloigne dans la rue et disparaît.

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