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Je ne voyais ni l'orateur ni la foule des notables. Je venais de deviner le vrai secret du grand vieil homme. À l'instant, après avoir confié le poisson à l'un de ses aides, il avait profité du bruit de l'ovation et avec une adresse de prestidigitateur, tout en opinant de la tête aux paroles que sa suite lui adressait et qu'il n'écoutait pas, il avait glissé sa main droite dans la poche de sa veste, avait sorti un mouchoir et essuyé rapidement les bouts de ses doigts sans doute collants de la glu de l'esturgeon. J'étais peut-être seul à avoir remarqué son geste et ce détail recueilli m'avait donné la sensation de pénétrer son mystère: sa solitude. Il était entouré, acclamé, il se prêtait de bonne grâce à tous ces jeux diplomatiques, il acceptait même ce monstre gluant et savait, d'instinct, pendant combien de secondes il fallait exhiber le cadeau avant de le passer à son aide de camp. Il était très présent. Et pourtant très à l'écart, dans une grande solitude songeuse.

Maintenant, il était en train d'écouter le discours, une oreille approchée de la bouche de l'interprète obligé de se dresser sur la pointe des pieds. Plus les paroles devenaient pompeuses, plus son visage semblait lointain. De temps en temps, sous ses paupières épaisses, un regard brillait et, telle une balle traçante, visait l'attroupement des notables, atteignait les rangs de chemisettes blanches, frappait l'orateur. À un moment, ses yeux se posèrent sur notre carré, ses sourcils s'élevèrent légèrement comme dans une supposition dont il eût voulu avoir la confirmation. Mais déjà l'orateur pliait ses feuilles sous les applaudissements disciplinés de l'assistance. Le vieux géant, d'un pas mesuré, la tête inclinée dans un geste de concentration, se porta vers le micro qu'un technicien rehaussa rapidement. Il ne sortit aucune feuille et parmi le fonctionnaires du Parti il y eut alors un petit tourbillon d'anxiété: les paroles improvisées étaient par essence subversives.

Il parla. Et j'eus la certitude d'être seul à comprendre la langue qu'il fit entendre. C'était celle que j'avais crue morte. Le français.

L'impression d'être son unique auditeur n'était pas, somme toute, fausse. Les notables étaient incapables d'écouter les discours non écrits. L'entourage du géant croyait savoir d'avance ce qui allait se dire. Les jeunes figurants au foulard rouge percevaient la musique, belle et puissante, parfois même un peu rugissante de ses phrases, mais pas leur sens. Les interprètes veillaient à la syntaxe.

Il disait ce qu'il fallait dire dans une cérémonie pareille, à l'ombre pesante d'un monument en béton, sur le sol chargé d'acier et de dépouilles de guerriers. Mais, initié à son secret, je croyais entendre une voix silencieuse, dissimulée derrière l'ample cadence de son discours. Il parlait des milliers de héros mais la voix cachée rappelait non pas ces milliers sans nom ni visage mais celui qui gisait peut-être sous nos pieds. Il évoquait la reconnaissance des peuples mais une amertume perceptible laissait deviner qu'il savait combien un peuple peut se montrer ingrat pour ceux qui lui font don de leur vie…

À un moment, il se produisit un bref mouvement dans sa suite. Une bouche chuchotant à un oreille, un regard consultant discrètement la montre… Les diplomates venaient de s'apercevoir, sans doute, qu'on était en retard sur le prograrnme de la visite. En orateur aguerri, le géant ignora ce dérangement, tourna juste un peu la tété en direction du conciliabule, un sourcil arqué comme pour dire: «Silence dans les rangs!» La vue de ces gens dans leurs costumes élégants l'agaça. Le rythme de ses paroles ne changea pas. C'est sa voix silencieuse qui me devint soudain encore plus audible, affleurant à ses lèvres. «Regardez-les, ces bureaucrates! Ils comptent déjà le temps avant la ripaille. Et savent-ils combien de temps il fallait à une compagnie pour s'emparer de cette colline? Et combien d'hommes il fallait coucher pour la tenir? Savez-vous combien d'éternités dure chaque seconde quand on s'arrache à la terre et que l'on se jette sous le feu?»

Il se tut soudain. Quelqu'un pensa à la fin du discours. Deux ou trois claquements de mains retentirent avec hésitation. Puis tout le monde se figea, le regard rivé à cet homme au milieu de la place. Son immobilité faisait de lui une haute pierre levée, indifférente à l'agitation humaine. Dans ce silence tombé, nous sembla-t-il, du ciel, on entendit le grand souffle du vent chaud qui parcourait la plaine.

Pendant quelques instants, le vieux géant porta sa vue au loin, au-delà de nos têtes, au-delà du bâtiment inachevé qu'on avait voulu lui cacher, au-delà de la Volga, dans l'infinie solitude des steppes. Et je crus qu'il voyait même la croix faite de deux branches de bouleau, au-dessus d'une tombe inconnue.

Cette minute de silence (en réalité, six ou sept secondes) était très probablement involontaire mais elle changea le sens de la cérémonie. Le géant s'éveilla et, dans un accord final plus rocailleux que les paroles précédentes, il parla de la victoire, de l'honneur, de la patrie. Il souleva ses bras et nos cœurs suivirent le mouvement. Les applaudissements, pour la première fois peut-être lors d'une telle cérémonie, étaient sincères.

Les officiels l'entourèrent et, recréant leur escorte de Lilliputiens, se mirent à le diriger vers la descente. Mais avec son art de faire plier l'espace à sa volonté, il rompit leur encerclement et marcha à grands pas le long de l'encadrement formé par les jeunes. Il les passait en revue. Les figurants en chemisette blanche firent de larges sourires, chacun agita l'œillet qu'il avait reçu pour l'occasion. Le géant passait, les dévisageant avec une ombre de déception. Devant notre carré, il s'arrêta. Nous n'avions pas de fleurs et nous ne souriions pas, restant au garde-à-vous. Je ne sais pas s'il comprit qui nous étons, avec ces visages pelés, ces cheveux ras, ce peu de différence entre garçons et filles. Je pense que oui. Il dut comprendre, en tout cas, que nous venions d'une autre époque, l'époque qu'on essayait d'enterrer sous le béton du mémorial. L'époque qui lui était chère. Il nous regarda, en hochant la tête et en plissant les yeax, comme pour dire: «Tenez bon!» Et nous le vîmes s'éloigner, non pas avec sa suite mais avec un militaire âgé. Tous deux ils n'avaient pas besoin de l'interprète qui se faufilait entre eux. Le militaire faisait de larges gestes en expliquant sans doute les mouvements des troupes, l'emplacement des pièces d'artillerie, les percées des divisions blindées. Le vieux géant approuvait, palliant avec les mains les retards de l'interprête dépassé…

Au surveillant qui nous attendait près du bus, je parlai avec l'air d'un condamné à mort qui formule son dernier souhait: «Il me faut voir quelqu'un à la ville. Ma tante… Si on ne me laisse pas partir, je m'en irai de toute façon.» Il me scruta, mesurant la frontière instable entre la soumission illimitée dont nous faisions preuve d'habitude et la révolte qui pouvait éclater au moment le plus inattendu. À ce moment-là, où l'on nous promettait, pour le lendemain, toute une matinée de baignade dans la Volga. Bon psychologue, il sentit qu'il s'agissait d'un cas exceptionnel. «Si demain tu ne te manifestes pas, je te donne à la milice comme fugueur, ce sera la colonie de rééducation. Tiens-le-toi pour dit. Et maintenant file, tu pourras encore avoir le dernier train. Attends, prends ça pour ton ticket.»

Le lendemain, Alexandra l'appellerait et, en prétextant l'insolation et la forte fièvre, gagnerait pour moi ces quelques jours que je passerais chez elle et qui compteraient dans ma vie plus que certaines années.

J'arrivai vers dix heures du soir et, sans rien expliquer, je lui racontai tout, avec la hâte essoufflée qu'on aurait pu justement prendre pour de la fièvre ou le début de l'ivresse. La fenêtre donnant sur les voies de chemin de fer était ouverte, on entendait le martèlement lourd d'un train venant de l'Oural. Elle prépara le thé, alluma la lampe. Je devinai son émotion seulement quand d'une voix très calme, trop calme, elle demanda: «Et de quoi a-t-il parlé?»

J'inspirai profondément et soudain j'éprouvai un violent étouffement de mutité. Je pouvais raconter ce mouchoir qui essuyait la glu de l'esturgeon. Je me souvenais de la moindre des mimiques du vieux géant. Je gardais en mémoire même l'instant où au milieu de son discours la forme d'un verbe, ancienne à mon oreille, était apparue (un quelconque «naquit» ou tout simplement «fut») et m'avait frappé comme la vue d'un reptile préhistorique. Il m'eût été facile de dire: «Il a parlé de la guerre, de la victoire, de la reconnaissance que les peuples gardent à leurs héros…» Or, l'essentiel n'était pas là mais dans cette voix silencieuse que j'avais cru entendre, dans le regard qui s'était porté vers la croix oubliée au milieu de la plaine… Mais comment le dire? Et puis, était-ce réel ou rêvé?

Voyant mon désarroi, Alexandra pensa que je n'avais pas pu suivre le langage oral ou que le contenu du discours était trop complexe pour un adolescent de mon âge. C'est sans doute pour me tirer d'embarras qu'elle dit sur le ton d'une réminiscence très lointaine: «Il était déjà venu dans la ville. En quarante-quatre. Oui, à l'automne quarante-quatre. Je ne l'ai pas vu. L'hôpital était bondé, on travaillait jour et nuit. Mais nous avions parlé de lui pour la première fois bien avant…»

«Nous, c'est qui? demandai-je en sortant de ma torpeur.

– Nous, c'est moi et… Jacques Dorme.»

Mon «insolation» dura moins d'une semaine. Le destin de Jacques Dorme, l'esquisse fragmentaire de ce destin, eut le temps de se tisser pour toujours à ce que j'étais. Le récit d'Alexandra, ce mois de juillet 1966, fut de ceux qu'on ne peut faire qu'une seule et unique fois dans la vie.

Quatre ans et quelques mois après la cérémonie sur l'esplanade, j'appris la mort du grand vieil homme. Le regard qui embrassait la steppe au-delà de la Volga et cette minute de silence qu'il avait alors fait durer venaient de se fondre dans l'éternité. Je vois encore le kiosque à journaux, près du pont Anitchkov à Leningrad, la page avec son portrait, le communiqué de sa mort. «Les Lilliputiens ont gagné», pensai-je en achetant le journal. Je ne devinais pas encore à quel point cette formule était juste. J'étais pourtant déjà assez adulte pour savoir que cette mort avait été précédée par la trahison des uns, par la lâcheté des autres. Surtout par l'ingratitude d'un pays dont il avait jadis sauvé l'honneur.

Dans ma mémoire, il resterait cependant inchangé: un vieux géant au milieu d'un ancien champ de bataille et qui rend hommage aux guerriers tombés. Seule une phrase de lui que, bien plus tard, je découvrirais dans un livre s'ajouterait à cette vision, comme pour répondre à la question d'Alexandra qui voulait connaître ses paroles: «Maintenant que la bassesse déferle, eux regardent le Ciel sans pâlir et la Terre sans rougir.»

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