AM – Oui. Mais je ne suis pas un inconditionnel. Je risque de ne pas porter un jugement très juste.
JLT – Georges Simenon?
AM – Je suis partagé. Quand le genre policier lorgne du côté de la grande littérature, c'est toujours ambivalent. Chez Dostoïevski, la part du policier est minime. C'est un thème déclencheur et prétexte. Chez Simenon, au contraire, ce vague à l'âme psychologique me paraît suspect. Il n'empêche, c'est un très bon auteur. N'a-t-il pas écrit un roman en 24 heures, enfermé dans un cube de verre? C'est une belle performance.
JLT – Henri Michaux?
AM – Je le connais mal.
JLT – Votre style, avec ses tournures classiques, semble se situer aux antipodes des recherches formelles des années 70 et de l'écriture volontairement choc d'aujourd'hui. Etes-vous d'accord avec ce point de vue? Préférez-vous vous inscrire dans la tradition de l'ars bene scribendi ?
AM – Mes textes sont très modernes, tout en restant classiques. Certains confrères, à Paris, me l'ont signalé. Je peux en effet évoquer Staline, les années 60 en Russie, et labourer des sphères très différentes, avec une langue classique qui n'est pas du tout cassée par la matière moderne.
JLT – La modernité n'est-elle donc pas là où l'on croit?
AM – Une jeune écrivaine française très connue m'a dit un jour: " Ah, j'aime donner des coups de pied au français! " Je lui ai demandé pourquoi. [rires ] Le nouveau pour le nouveau, l'art pour l'art, est, selon moi, un exercice qui devrait s'oublier.
JLT – Peut-on encore écrire des romans aujourd'hui?
AM – C'est une discussion sans fin. A quel moment faut-il situer la naissance du roman? A l'époque antique, le roman existait déjà! Ces considérations sur la crise du roman sont cycliques. Le roman change: ça, c'est important! C'est un genre protéïforme, tour à tour " biographie ", " poésie ", " prose ", " fiction ", " dialogue "… Mes romans, par exemple, cultivent une part biographique. Chaque page parle de moi, y compris dans les personnages: une prostituée engagée par le KGB, c'est moi [rires ]; un petit jeune vivant dans les années 20, c'est moi. Je suis omniscient! Mais cette part biographique s'est insinuée dans la matière romanesque.
JLT – Vous avez vraiment logé dans un caveau du père Lachaise?
AM – Ca m'est arrivé, oui.
JLT – Au moment où vous êtes arrivé en France?
AM – Oui. La vie est très variée. Je l'ai rendue beaucoup plus linéaire dans mes romans. Mais je ne trouve pas cet épisode de ma vie si extraordinaire.
JLT – Vous qui êtes féru de culture classique, le média Internet a-t-il selon vous sa place dans la littérature de demain?
AM – Internet favorise le bavardage international. Tout le monde peut s'exprimer. Mais est-ce un défaut après tout? Ceux qui n'avaient pas de voix peuvent peut-être aujourd'hui la faire entendre. Et ça, c'est merveilleux. Je suis plutôt d'une nature silencieuse et réservée. Les médias viennent me chercher. De nombreux journalistes m'interpellent. Mais imaginez un jeune homme inventif. Il ne peut exprimer ses idées parce qu'il n'est pas publié, par exemple. Grâce à Internet, il va pouvoir enfin s'adresser à autrui, communiquer. Il ne faut d'ailleurs jamais mépriser ces voix-là. D'autant que certaines situations d'enfermement sont inconcevables pour nous.
JLT – Pensez-vous qu'aujourd'hui la littérature française souffre de ne pas avoir d'écrivains assez ascétiques?
AM – Je ne sais pas si c'est un critère. L'écrivain doit tout d'abord se battre, comme Henri Bosco, par exemple. Dostoiëvski a connu une vie aventureuse. A partir d'un certain âge, il faut participer et tenir sa place de citoyen, au bon sens du terme. Il ne s'agit pas de s'engouffrer dans les pièges politiques. Cela dit, il faut, à mon avis, à un certain moment, comme disaient les chinois ou les sages japonais, se retirer dans la montagne, se cacher et vivre en ermite.
JLT – C'est plutôt votre genre?
AM – La vie m'intéresse encore et continue de me rendre curieux de tout. Je souhaite prendre toute ma place, et continuer à pouvoir, en parlant avec vous, transmettre des messages. S'ils tombent dans le cœur d'une seule personne, j'en suis heureux.
Propos recueillis par Jean-Louis Tallon
Bruxelles – Avril 2002