Cet hiver marqua un hiatus entre deux générations, le fameux «vingt ans après» qui, trop vague pour les historiens, cadence pourtant la chronologie des pays. La fin de la guerre avait déjà vingt ans d'âge. Une génération avait eu le temps de naître, de grandir et de faire naître. Tout cela sans guerre. Le lien de sang avec elle le distendait, l'hérédité du souvenir se rompait, les morts se figeaient définitivement dans le bronze. On éleva une forêt de monuments, précisément à partir de ces années-là, dans notre ville, d'immenses mémoriaux en béton célébrant la bataille de Stalingrad, des statues cyclopêennes, on alluma des «feux étemels». Et l'on ferma notre orphelinat, considérant que la quarantaine avait assez duré, que nous avions expié le passé de nos pères et qu'il serait à présent idéologiquement plus judicieux de nous disperser, tels les éclats de ce passé, dans la population saine.
Les derniers mois avant le départ furent remplis à parts égales d'exaltation et d'inquiétude. Nous savions que le mythe des pères-héros ne pourrait que faire sourire les gens parmi lesquels nous allions vivre. Nous venions non seulement d'un lieu étrange, mais d'une autre époque, du temps où les statues bougeaient et parlaient encore, chaudes du sang qui coulait sous le bronze. Il nous fallait, nous le comprenions tous, apprendre à rattraper le temps, à gagner notre place dans la réalité des autres. Apprendre à oublier.
Il me reste de ces mois quelques brefs fragments, rapides prises de vue de la mémoire, apparemment accidentelles mais sans lesquelles je serais certainement devenu autre. Cet après-midi de janvier, notamment, un froid cinglant qui nous oblige à rompre l'immobilité exigée et à nous frotter le nez, les lèvres devenues insensibles. Le cortège que nous attendons sur une grande avenue de la ville tarde. Tout le monde sautille pour ne pas se transformer en une colonne de glace: les miliciens postés à quelques mètres d'intervalle, nous derrière eua, d'autres représentants des «masses travailleuses». D'après la rumeur qui circule, il s'agirait d'un personnage très important, de Brejnev lui-même, murmure-t-on autour de nous. Notre curiosité est attisée par le désir de deviner dans quelle voiture du cortège ce personnage voyagera. Pas celle de tête, ça, nous en sommes sûrs. La deuxième, la troisième? Un secret d'État. Nous nous sentons investis d'une mission. Mais le cortège n'est toujours pas là. Nos pieds semblent sonner comme des glaçons. Par dépit, un élève chuchote une histoire drôle. Transmise dans la buée d'un souffle, elle réchauffe nos oreilles. L'attentat contre Brejnev, le tireur vise mal, il est arrêté, interrogé: «Qu'est-ce qui vous a empêché de viser juste? – La foule. Chacun voulait tirer le premier.» Le rire dégèle les lèvres. Les miliciens se retournent. Un surveillant surgit derrière nous, distribue de rapides claques… Le cortège déferle à une vitesse telle qu'il est impossible de fixer les vitres dans cette coulée noire de limousines. Nos mains s'agitent trop tard, saluant les motards qui ferment la course. Ils ont des casques blanchis de givre et des visages rubiconds… Les «masses travailleuses» rompent les rangs et s'égaillent, pressées de rentrer et de boire chaud. Mais notre mission n'est pas terminée. Embarqués dans un car, nous sommes amenés au pied d'un mémorial tout neuf, pour rejouer, à la Potemkine, la mème comédie de la liesse populaire. Sur cette colline, le vent venu des steppes est atroce. On nous dispose en un maigre carré, pour imiter certainement une foule nombreuse. Nous ne parlons plus, restons immobiles sans que les surveillants aient à nous rabrouer. Eux-mêmes semblent comprendre l'absurdité inhumaine de cette attente. Le jour décline, le cortège ne vient pas. Un gradé s'approche de nos rangs, parle à l'oreille d'un surveillant. Celui-ci nous sourit uni peu tristement: «Repos!»
Je me sauve à ce moment-là. Tout le monde est trop fatigué pour nous compter. Je descends la colline sur l'autre versant, je cours vers la ville. Je ne m'explique pas les raisons de ma fugue. Peut-être le mépris de ce visiteur de marque qui n'a pas daigné venir. Ou bien le bonheur imaginé des autres figurants qui sont déjà rentrés et qui boivent un thé chaud, entourés de leur famille. Probablement cette pensée-là. L'intuition fulgurante de ce chez-soi, de sa chaleur, de son calme. Je parcours les rues en simulant le pas des passants, j'entre dans un magasin, je reste un instant, mêlé à l'attroupement d'un arrêt de bus. Avec l'espoir irréfléchi que leur vie va m'aspirer en elle, faire de moi leur semblable. Un écran, pareil à une fine facette de glace, me sépare de ces gens… Je me retrouve dans une église sans aucune intention. particulière, simplement pour me réchauffer. Le rejet de tout ce qui est lié à la religion est instinctif. Je n'aime pas ces vieilles qui se signent et marmonnent face aux icônes enfumées. L'écho sous les voûtes est désagréable, glaçant. L'iconostase est écrasante dans sa rutilante richesse. Et même la flamme des bougies ne parvient pas à dégourdir mes doigts, elle les brûle, les mord ou bien s'esquive. Je me souviens qu'un jour, à l'orphelinat, on a fait sortir de nos rangs un élève pour fustiger sa faute honteuse: secrètement, quelque vieille tante rétrograde l'avait amené à l'église et l'avait fait baptiser! Notre mépris pour ce rouquin éploré était sincère. «L'une de ces vieilles», me dis-je en voyant leurs ombres courbées. La voix du prêtre est légèrement plaintive, tremblante de froid. Je déchiffre mal sa litanie, il invite à prier, à prier pour tous, pour les proches, pour les lointains, pour les morts… Je regagne l'orphelinat juste avant le dîner. Je ne peux avouer à personne que ma première tentative de vivre parmi les autres a échoué.
Je ne serais pas non plus devenu celui que je suis sans avoir vécu cette nuit-là, à la fin de l'hiver. Plutôt cette heure particulière lorsque, pour un moment très bref, s'arrêtait le passage des trains qui longeaient la maison où habitait Alexandra. Dans la journée, les voies, distantes seulement de quelques mètres des murs en bois, faisaient entendre la bruyante symphonie des convois qui traversaient la bourgade. Les habitants ne remarquaient même plus tous ces martèlements, fracas, sifflements, grincements, amplifications et décroissances. Ils pouvaient reconnaître à l'oreille le lourd tambourinement d'un convoi venant de l'Oural avec ses wagons chargés de minerai, l'onde de choc soulevée par l'express de Novossibirsk, l'interminable percussion des citernes noires qui amenaient le pétrole de la Caspienne… Il y avait dans cette vie ferroviaire, vers deux heures du matin, un moment creux, un bref répit entre les trains les plus tardifs et ceux qui allaient, de très bonne heure, réveiller la gare de triage. Parfois cette pause nocturne était violée par le passage très rapide des trains spéciaux. De mon lit, séparé du reste de la pièce par un vieux paravent, il me suffisait de tendre le cou pour voir le défilé des longues plates-formes, des bâches qui laissaient deviner le contour des blindés, la forme des canons. Je me rappelais alors ce que nos professeurs nous racontaient de la vie du globe. Ces armes étaient destinées sans doute aux défenseurs du Viêt-Nam que les Américains étaient en train de brûler au napalm, aux Cubains étranglés par le blocus, aux Africains dans leur lutte de libération. L'argument me paraissait juste. J'adorais être réveillé par ces trains ombrés de mystère.
Cette nuit-là, je manquai le passage du convoi nocturne. Quand je me relevai dans mon lit, la dernière plate-forme glissait déjà sous la fenêtre. Je distinguai seulement le volume inhabituel des engins transportés: le haut des bâches dépassait notre premier étage. «Des fusées, peut-être…», pensai-je à travers un demi-sommeil et je restai un moment à écouter le long effacement du bruit. La nuit, comme souvent après les dégels de février, était glaciale et limpide. Dans la partie haute de la fenêtre que le givre n'avait pas envahie de ses rameaux, le noir avait l'éclat d'une cassure de granit micacé. Entre deux stalactites de glace accrochées à la gouttière, une étoile se laissait voir en relief, vivante et consciente de notre vie, de l'existence de la vieille maison en bois suspendue dans un isolement total, dans la splendeur un peu terrifiante de ce ciel éveillé.
Les dernières vibrations des rails se turent, le calme allait devenir absolu. Et c'est alors que je discernai un imperceptible murmure qui troublait encore la décantation du silence. Je tendis l'oreille et reconnus la voix, ou plutôt l'ombre de la voix d'Alexandra. Le plafond était faiblement teinté du reflet de sa veilleuse. Confus de surprendre ce chuchotis, j'allais me recoucher quand, soudain, il me sembla entendre mon prénom. «Elle a peut-être mal au cœur, me dis-je, et n'a pas la force de m'appeler…» Inquiet mais ne voulant pas me trahir, j'écartai légèrement le satin fatigué du paravent… Dans l'angle de la pièce, de l'autre côté de l'armoire qui formait mon recoin, je vis une vieille femme assise sur son lit, les pieds, sous une longue chemise de nuit, posés sur un petit rectangle de tapis. Elle me parut d'abord inconnue. Ses cheveux blancs étaient dénoués et touchaient ses épaules. Mais surtout ce geste: la tête profondément baissée, les doigts pressés contre le front. Dans le ténu frémissement de ses paroles, je reconnus de nouveau mon prénom…
Je ne pensai pas, je ne me dis pas: «Une femme qui prie.» Mon intuition était, à cet instant-là, beaucoup moins réfléchie. De tout mon être, je ressentis l'infini du noir dans lequel était perdue notre maison, l'abîme de la nuit, les étendues glacées du ciel et de la terre, et au fond de cette béance, une femme qui disait ma présence dans cet univers.
La veilleuse s'éteignit. Je restai étendu, sans sommeil. Déjà au milieu du vacarme matinal des trains, je me souvins qu'elle avait murmuré ces paroles secrètes dans sa langue maternelle.
Les jours suivants, quand je sus trouver les mots pour comprendre cette nuit, je me rappelai la litanie du prêtre, cette voix inégale qui m'avait, déplu. Il invitait à prier, entre autres, «pour ceux pour qui personne ne prie». L'expression, alors incompréhensible, me paraissait à présent d'une justesse poignante. Ignorant tout de la pratique religieuse, je voyais dans la prière plutôt le fait de penser à un être, d'imaginer sa solitude égarée sous ce ciel, de le rejoindre par cette pensée, même s'il ignorait, surtout s'il ignorait cette pensée.