L'avion reprit son élan, passa à quelques mètres de l'homme en cuir, s'arracha à la terre en rayant la bordure de glace. Et se mit à tomber.
De la terre, on vit qu'il gîtait sur l'aile gauche, perdait de la vitesse, s'immobilisait, leur sembla-t-il. «Kaput!» souffla le gradé. Soudain, dans un balancement brusque, l'appareil bascula de l'autre côté, enfonça à présent son aile droite, mais moins dangereusement et en ralentissant moins. Et de nouveau, boita à gauche, puis encore une fois à droite… Il montait ainsi en réduisant à Présent le tangage, en ressemblant de plus en plus à un avion ordinaire. «La petite crêpe!» s'exclama l'un des aviateurs dans le groupe sur la piste. Et plusieurs voix reprirent, admiratives: «La petite crêpe…» La manœuvre leur était connue, destinée à arracher du sol des avions surchargés, mais que seuls les vrais as maîtrisaient.
Dans le ventre du Junkers, l'homme en combinaison était assis, le dos contre une longue caisse disposée en biais. Ses yeux étaient rougis, il respirait par saccades. Quand il reprit son souffle, il se leva, se traîna vers un hublot. En bas, sinuait une rivière, grise sous la glace l'aérodrome n'était plus en vue. Il ouvrit la porte et se mit à jeter des bouts de ferraille, puis, en la poussant sur le sol savonné, une caisse entière. «Comme ça on est plus sûrs d'atterrir avec ce fou…» Il tendit l'oreille. Le pilote chantait. Dans une langue que l'homme ne connaissait pas.
À la fin du mois d'avril, Jacques Dorme apprit qu'il allait être affecté à une toute nouvelle escadrille, une unité spéciale qui acheminerait des avions américains depuis l'Alaska et à travers la Sibérie. Il fut déçu. Il avait espéré être engagé comme pilote de chasse, aller se battre au front. Un détail le consola: le trajet, long de cinq mille kilomètres, était jugé bien plus dangereux que le survol des lignes ennemies.
Il lui arriva souvent, durant ces semaines d'attente, de repenser à l'impossibilité d'expliquer la guerre; il se disait qu'après tout le monde en parlerait, la commenterait, accuserait, justifierait. Tout le monde, surtout ceux qui ne l'auraient pas faite. Et tout serait clair alors: les ennemis et les Alliés, les justes et les monstres. Les années de combat seraient consignées, jour par jour, dans les mouvements des armées et les batailles glorieuses. On oublierait l'essentiel: le temps de guerre formait une multitude de minutes de guerre et derrière le vaste brassage des fronts s'embusquait parfois une cour ensoleillée, une journée de mars, un homme en cuir noir qui tuait un autre homme parce que l'envie lui venait de tuer et, dans la même journée, il y avait ce colonel Krymov, cet homme nu qui se hâtait de se rassasier de la chair d'une femme avant d'être haché par la mitraille, et aussi ce jeune homme, les mâchoires refermées sur le fil télégraphique… Il s'égarait vite dans ses souvenirs et en concluait que l'essentiel c'était de garder en mémoire tous ces fragments de guerre, toutes ces minuscules guerres des soldats oubliés.
Au début de mai, il traversa la Volga à Stalingrad et se rappela les paroles de Witold: «La Volga, pour les Russes, c'est comme…» Il se trompa, descendit du train trop tôt et marcha longtemps sur les rails d'une gare de triage. A travers la fumée d'une citerne de pétrole incendiée par les bombes, il aperçut une femme qui dirigeait le chaos de la circulation. «Voilà encore une autre guerre, pensa-t-il, cette femme, si belle, si mal vêtue, si vite oubliée…» Il ne comprit pas tout de suite que c'était lui que la femme hélait.