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Je n'ai rien à lui apprendre. Dans ma première lettre, longue d'une trentaine de pages, j'ai raconté, avec une application de chroniqueur, tout ce que je savais de Jacques Dorme, de l'Alsib, de la semaine que le pilote a passée à Stalingrad. Non, pas tout, loin de là. Tel un archéologue, je voulais simplement que cette histoire s'ajoute à l'histoire de leur pays, comme un objet d'art national découvert à l'étranger et rapatrié. Je lui parle de mon voyage en Sibérie, de la maison du Bord, de la montagne du Trident… Ce voyage, fait au début de l'année (nous sommes en décembre), est encore tout vivant des sonorités du vent, des voix clarifiées par le froid. Pourtant l'enthousiasme de mon récit semble gêner le Capitaine. Il devine mon but: le rapatriement d'une parcelle d'histoire égarée dans les déserts neigeux de la Sibérie orientale. Je sens son visage se crisper, ses yeux me voient sans me voir, dirigés vers un passé qui soudain resurgit devant nous, dans ce salon, dans cet après-midi de décembre. J'interprète inexactement son émotion et j'abats mon jeu: un livre que je prépare sauvera de l'oubli le pilote français, les journalistes vont s'intéresser à lui et, comme je connais le lieu de sa mort, il sera possible de faire revenir sa dépouille en France, dans sa ville natale…

Je m'interromps en voyant ses lèvres qui essayent un sourire instable, douloureusement étiré. Sa voix est plus haute qu'avant, presque aiguë: «En France? Dans sa ville natale? Pour quoi faire? Pour l'enterrer dans ce cimetière transformé en dépotoir? Dans cette ville où les gens n'osent plus sortir de chez eux? Pour qu'il entende ça?»

Une voiture longe les maisons, le déferlement des slogans cadencés par la batterie éventre la maison. Le bruit des scooters perce à travers le rap. Le Capitaine dit, plutôt crie quelque chose mais je ne l'entends pas, il comprend que je ne l'ai pas entendu. Je saisis juste ses dernières paroles: «… sous les crachats…»

Le temps se fige. Je regarde son visage parcouru de rapides frémissements, ses lèvres rentrées et mordues, son menton qui tremble. C'est un vieil homme qui de toutes ses forces lutte contre les larmes. Je reste immobile, muet, totalement incapable d'un geste, d'un mot qui briseraient ce face-à-face de douleur. Le petit critique parisien qui me traitera de métèque aura raison: je ne serai jamais français car je ne sais pas ce qu'il faut dire dans une situation pareille. Je le sais en russe, je ne saurais pas, et d'ailleurs je ne voudrais pas savoir le dire en français… Ses yeux restent secs, ils rougissent seulement.

Par une brusque tension des mâchoires, réussit à maîtriser son visage qui paraît à présent creusé comme après un très long deuil. D'une voix usée, sourde, il toussote plus qu'il ne dit: «Non, non, cela est inutile… Les journalistes, les discours. Trop tard… Et puis, vous savez, Jacques était un garçon très discret…» Je vois ses lèvres se crisper de nouveau. Il se lève, se tourne vers les photos accrochées au mur. Il a besoin de ne pas être vu pendant quelques secondes. Je me lève aussi et, en restant derrière lui, j'écoute ses commentaires. Sur l'une des photos, ils sont tous deux sur le perron de la maison. De cette maison. Dans cette rue. Le timbre de ses paroles est encore inégal, glissant souvent au-dessus des sonorités qui font mal.

Le cliquetis des assiettes parvient de la cuisine. Il saisit le prétexte: «Liên, il est prêt, ton thé?» Sa femme apparaît à l'instant même, un plateau avec les tasses dans les mains, l'air de dire: «Je voulais vous laisser parler tous les deux, entre hommes. Comment peux-tu ne pas le comprendre?» Il le comprend, l'aide à poser le plateau, la retient, lui serrant les épaules: «Reste avec notre invité, je m'occupe du gâteau…» Il va dans la cuisine. La femme, me voyant près des photos, reprend le commentaire interrompu. «Ça, c'est à Saigon…» Un quai, le flanc clair d'un bateau, elle et lui, habillés de blanc, jeunes, les yeux cillant sous le soleil. «Celle-ci, c'est au Sénégal. Et ça, c'est chez vous, à Odessa, oui, le fameux escalier d'Eisenstein…» Elle me parle de leurs voyages, non pas comme font les touristes mais en parcourant tout simplement les étapes de leur vie.

«Li, je ne trouve pas la petite pelle!» Elle me sourit, s'excuse, va rejoindre son mari dans la cuisine. Je contourne les fauteuils, m'arrête à l'autre bout du salon. Au mur, un portrait: un homme jeune, au visage franc et grave, une moustache fournie et, dans l'angle du cliché, cette date, 1913. Le père.

Cette heure passée dans la maison natale de Jacques Dorme me laisse une impression de départ tout proche. Non pas de mon départ pour Paris, non. Mais la conscience claire que nos paroles résonnent pour la dernière fois et qu'après ce thé il nous faudra nous lever, jeter un dernier coup d'œil sur les photos dans leurs cadres, quitter ces lieux. Tous les trois nous éprouvons, et chacun le devine chez l'autre, ce début d'éloignement, cette distance qui surgit entre nous et la maison, ce qui est d'autant plus douloureux que nos mains peuvent encore toucher le dossier d'un vieux fauteuil et nos yeux rencontrer le regard d'un portrait sur le mur.

Leur maison, une vraie maison familiale, est pourtant tout imprégnée par la mémoire lente des générations, par ce reflet humain que prennent les meubles et les objets en reliant les vies de père en fils, en marquant les disparitions, en saluant le retour des enfants prodigues. J'ai précisément la sensation d'être de retour après une longue absence, pour retrouver ce que j'avais connu dans la maison d'Alexandra. La pièce où elle me faisait la lecture semble être attenante, dans mon souvenir, à ce salon où nous prenons le thé. La France que j'avais imaginée derrière les pages lues est là, dans le regard des portraits, dans les paroles que j'entends. Mais la maison retrouvée va redevenir un songe.

Notre conversation, où je sais qu'il ne faut plus évoquer Jacques Dorme, vacille souvent au bord de cet effacement. Le Capitaine parle de l'église que j'ai vue en venant, une curiosité locale. Et il se tait, confus, se rappelant au même moment que moi, sans doute, les vieux murs tagués, les recoins derrière l'abside souillés d'urine. Il me montre un livre à la couverture rouge et or, le premier qu'il a lu, enfant. Il l'ouvre avec un sourire, déclame un début de phrase, le referme brusquement: le bruit du rodéo dans la rue empêche de parler. Nous passons quelques secondes sans bouger, échangeant des coups d'œil gênés, attendant que le vacarme cesse. Le hurlement scandé du chanteur fait entendre une rime: «en prison – manteau de vison». La lutte des classes…

Sortant sur le perron, nous restons un instant dans la pénombre du crépuscule d'hiver, le Capitaine vérifiant un trousseau de clefs, moi essayant de distinguer le fond du jardin dont les arbres donnent l'illusion d'un véritable bois. Liên parle d'une voix très égale, sans amertume: «Autrefois, on pouvait se perdre dans cette broussaille, mais maintenant, avec ce parking…» Je fais quelques pas. Derrière les branches se découvre le bâtiment plat, laid, d'un supermarché entouré de l'étendue asphaltée d'où parvient le claquement métallique des chariots qu'on rassemble en gigogne. «Bon, nous pouvons partir», annonce le Capitaine, et il s'incline pour embrasser Liên.

Cette parole simple, ce mot «partir», soudain explique tout. Nous ne partons pas, c'est le pays, leur pays, leur France qui s'éloigne, remplacé par un autre pays. Cette maison entourée d'arbres nus et de branches d'if, d'un vert presque noir, fait penser au dernier rocher d'un archipel englouti.

Je serre la main de Liên, m'apprête à faire mes adieux au Capitaine, mais il m'interrompt: «Non, non, je vous conduis à la gare», et il m'entraîne vers la sortie malgré mes protestations. Je sens que c'est pour lui plus qu'un geste de courtoisie. Il a besoin de montrer à cet étranger que je suis qu'il est encore chez lui, dans cette rue, dans ce pays.

Pendant qu'il ouvre le garage, j'ai le temps de regarder encore une fois l'entrée, la grille du portail, le perron. Je me dis que, durant le siècle qui touche à sa fin, cette maison a vu deux fois la même scène: un homme portant un sac de soldat sur l'épaule traverse la rue, et au carrefour se retourne, salue une femme qui se tient près de cette grille au numéro seize. Un homme qui s'en va au front. Ce carrefour… Là où, il y a une heure, la voiture du Capitaine a été couverte de crachats. Dans l'obscurité, je vois les faisceaux des phares qui balayent le carrefour, les moteurs hurlent. La fête continue.

Le Capitaine m'invite à monter, la voiture prend la direction du carrefour. Il pourrait tourner avant, passer par une des allées transversales. Mais nous repassons exactement par l'endroit où le couple a été pris à partie. Un scooter surgit, nous suit, se serre contre la portière sur plusieurs mètres, puis lâche prise. J'observe discrètement le visage du Capitaine. C'est un masque aux lèvres tendues, aux yeux légèrement plissés comme dans une grande lassitude de voir.

Juste avant d'arriver, je tente encore une fois ma chance. Je lui demande s'il accepterait que l'histoire de son frère apparaisse sous le couvert d'un nom fictif, sous les traits d'un personnage. Il semble hésiter puis me confie: «Vous savez, très jeune, Jacques ne rêvait déjà que de devenir pilote. Il avait une idole, un as de la Grande Guerre, René Dorme. Il en parlait si souvent que nous avons fini par le surnommer Dorme. On le taquinait: Dorme, tu as bien dormi? À l'école, les camarades l'appelaient toujours ainsi. Lui, il en était plutôt fier. Les quelques lettres qu'il a envoyées du front, il les a toutes signées de ce surnom…»

Dans le train, je ferai défiler derrière mes paupières les étapes de la vie du pilote français: Espagne, Flandres, Pologne, Ukraine, Stalingrad, Alsib… Peu à peu, comme dans une lente accommodation optique, cette vie adoptera le nom de Jacques Dorme.

***

Dans la lettre que j'ai reçue deux ans après notre rencontre, le Capitaine disait quelques mots sobres et justes du livre que je lui avais envoyé, de ce roman où je racontais la vie d'Alexandra, où je rêvais plutôt de sa vie. Jacques Dorme n'y apparaissait pas. Le Capitaine avait sans doute vu dans cette absence le respect de notre accord. Je n'avais pas eu le courage de lui avouer que le pilote français était sacrifié car jugé «trop vrai pour un roman». De même que ce vieux général, au milieu des steppes ensoleillées de la Volga…

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