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C'est depuis ce soir-là que je me mettrais à réinventer sa vie, comme si, la rêvant autre, j'avais pu expier le mal que mon pays lui avait fait. L'habitude que nous avions à l'orphelinat de refaire le destin de nos pères déchus m'aiderait beaucoup. Il aurait suffi de peu pour que son mari ne fut pas fusillé (combien de fois j'avais entendu parler de ces condamnés miraculés de l'époque stalinienne), pour qu'ils aient eu des enfants, pour qu'elle vive non pas dans cette vieille maison noire mais là, par exemple: je regardais une belle façade aux balcons encadrés de jolies moulures. Elle aurait fait ses lectures non pas au jeune barbare que j'étais mais a un enfant fin et sensible, à son petit-fils, et aussi à sa petite-fille peut-être, deux enfants qui l'auraient écoutée, les yeux grands ouverts.

La réalité balayait souvent ces rêveries. Mais j'y tenais beaucoup, me disant qu'au moin, dans cette vie renaissante, je pourrais rendre à Alexandra son vrai prénom. Et sa langue aussi qui, parfois, quand elle me parlait en français, perdait un mot, une expression qu'elle recherchait désespérément, avec un léger signe de détresse dans le regard. Il ne s'agissait pas, je le devinais, d'un oubli banal ou d'une défaillance de sa mémoire vieillissante. Non, il s'agissait d'une perte absolue, de la disparition de tout un monde, sa patrie, qui s'effaçait, mot par mot, au fond des steppes enneigées où elle n'avait personne à qui s'adresser dans sa langue.

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