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Les pilotes se jetaient des coups d'oeil furtifs, se frottaient le front. On espérait secrètement que l'homme en cuir se mettrait soudain à rire et annoncerait sur le ton d'une blague: «Je vous ai eus, hein!» Mais sa voix restait accusatrice et métallique. Quand il parla des itinéraires de vols incorrectement tracés, un des pilotes intervint, avec retard, comme s'il lui avait fallu du temps pour se décider: «Mais, camarade inspecteur, un Boston a des moyens de liaison beaucoup Plus…» Il voulait dire qu'un bombardier était mieux équipé en moyens de navigation qu'un chasseur. L'homme en cuir baissa la voix, chuchota presque et c'est ce chuintement menaçant qui coupa la parole au pilote mieux que n'aurait fait un cri: «Je vois, camarade lieutenant, que les contacts avec le monde capitaliste vous ont été bien utiles…»

Durant quelques secondes de silence pesant, on n'entendit que le fouettement du blizzard qui s'acharnait contre les vitres et le grincement du gravier que les prisonniers déversaient sur une piste. Très physiquement, par la peau, Jacques Dorme sentit la fragilité de la frontière qui séparait, dans ce pays, un homme libre, ce lieutenant qui se taisait en regardant ses grandes mains posées sur la table, et ces prisonniers qui avaient pour toute identité un numéro cousu à leur veste ouatée.

«Eh bien, pour ces contacts, on verra après la victoire, reprit l'inspecteur. Mais à présent, il faut remettre de l'ordre dans cette pagaille. Voici la carte qui vous indique les itinéraires les plus directs entre les aérodromes. Désormais vous passerez par Zyrianka et non par Seïmtchan. Des centaines de kilomètres de gagnés et une économie de carburant conséquente. Je me demande pourquoi les chefs d'escadrille n'y ont pas pensé avant. À moins que le trajet plus long ne leur ait été conseillé par les représentants américains…»

Personne ne dit rien cette fois. Sur la carte, d'un trait droit, avec une application scolaire, était tracée une ligne partant de l'Alaska et traversant la Sibérie. Dans sa logique géométrique elle passait plus près de Zyrianka, un des aérodromes auxiliaires, très au nord du trajet habituel. Une piste d'urgence, plutôt, prévue pour les jours où celles de Seïmtchan disparaissaient sous les tempêtes de neige. Le crayon de l'homme en cuir avait rayé les terribles chaînes de montagnes Tcherski, des déserts arctiques, des contrées encore plus inexplorées que les régions survolées par l'itinéraire de l'Alsib… Restés seuls, les pilotes regardèrent longuement cette carte avec la ligne têtue du crayon. Son absurdité était trop claire pour en parler. «La ligne du Parti…», murmura le lieutenant qui était intervenu tout à l'heure.

Ils savaient que l'inspecteur ne pouvait pas rentrer à Moscou sans rendre compte des agissements hostiles qu'il avait débusqués, des erreurs qu'il avait redressées. Tout le pays fonctionnait ainsi, en dénonçant, en fustigeant, en battant des records et dépassant les plans. Et même à la Sûreté d'État à laquelle appartenait l'inspecteur («La Guépéou…», pensa Jacques Dorme) il fallait dépasser les plans, arrêter plus de personnes que le mois précédent, fusiller plus que les collègues…

Ils discutèrent brièvement de la composition des vols pour le lendemain puis allèrent dormir Dehors, dans le noir de la nuit polaire, les prisonniers continuaient à creuser la terre gelée d'une nouvelle piste.

Après une heure de vol, Jacques Dorme transmit ce message au groupe d'avions qu'il guidait: «Suivez le deuxième. L'atterrissage à Z. est impossible. Direction S.» La veille, dans la nuit, il avait réussi à convaincre les gens de son escadrille que la meilleure solution était d'aller, comme d'habitude, à Seïmtchan. Lui seul irait à Zyrianka d'où il appellerait la base. L'inspecteur qui partirait le lendemain n'aurait pas le temps de faire une enquête.

Il fit un lent virage à droite et, dans la pénombre cendrée qui signifiait le jour, vit les lueurs des Aircobra obliquer vers le sud.

Les minutes coulèrent, unissant peu à peu l'homme à sa machine, accordant les secousses de l'acier à la pulsation du sang. Le corps s'offrit à la vie mécanique, disparut dans la cadence du moteur qui, dans le dos du pilote, modulait de temps en temps la rumeur de ses vibrations. Le regard se perdait dans la grisaille de ce jour dont le soleil ne se lèverait pas, puis revenait vers le pointillé lumineux du tableau de bord. L'homme était très inclus dans le mouvement de cet habitacle volant et, en même temps, très absent. Ou plutôt présent dans un ailleurs, loin de ce ciel de cendre, de ces montagnes Tcherski qui commençaient à étager leurs déserts glacés. Un ailleurs fait d'une voix de femme, des silences d'une femme, du calme d'une maison, d'un temps où il se sentait de toujours. Ce temps se déployait à l'écart de ce qui se passait dans l'avion, autour de l'avion. La violence du vent obligeait à manœuvrer, l'engivrement empêchait la vue. À un moment, il fut évident que les pistes de Zyrianka étaient restées plus au nord-est et qu'il faudrait voler à une moindre altitude, au risque d'accrocher une crête, observer, se concentrer, ne pas céder à la panique. Ce lointain qu'il devinait en lui donnait la force de rester calme, d'éviter la vrille, cette malédiction des Aircobra, de ne pas vérifier à chaque instant le niveau du carburant. Ne pas se réduire à l'homme qui veut à tout prix sauver sa vie.

Il garderait la sensation de cet ailleurs jusqu'à la fin, jusqu'à la luminescence violette du feu boréal qui embraserait le ciel.

***

Alexandra termina son récit quand nous prenions le chemin du retour. Le soir tombait déjà sur la steppe. Elle parla de son voyage vers les anciens aérodromes de l'Alsib, abandonnés pour la plupart après la guerre, de ce pic au sud de la chaîne Tcherski, trois rochers en faisceaux que les habitants appelaient «Trident» et qu'elle n'avait pas réussi à atteindre.

Je marchais à côté d'elle sur l'herbe sèche dont l'ondoiement infini hypnotisait l'œil par l'alternance, sous le vent, du mauve et de l'or. Les détails de son voyage marquaient mon souvenir (ce qui m'aiderait, un quart de siècle plus tard, à retrouver les lieux dont elle m'avait parlé), mais l'étonnement que j'éprouvais fut provoqué par autre chose. De toute sa taille, un homme qui m'était inconnu une semaine auparavant se dressait en face de moi. Jacques Dorme dont je percevais le destin comme un tout vivant et lumineux.

Chaque regard sur les hommes et le monde possède sa part de vérité. Celui de l'adolescent de treize ans marchant dans la steppe de la Volga n'était pas moins vrai que mon jugement d'adulte. Il avait même un avantage certain, ne connaissant pas l'analyse, la fouille psychologique, la rhétorique sentimentale, il opérait par entités, par blocs.

Tel était Jacques Dorme qui avait surgi devant moi dans le feu du couchant. Un homme taillé dans la matière même de sa patrie, cette France que j'avais découverte grâce à mes lectures et mes conversations avec Alexandra. Il rassemblait en lui les traits qui me rappelaient «le plus beau et le plus pur soldat de la vieille France», et le guerrier du «Dernier carré», et l'empereur banni qui revenait sur le sol natal à bord du Hollandais volant, et les «quatre gentilshommes de la Guienne». Le grain de cette substance humaine était même encore plus subtil, je discernais non pas les personnages et leurs gestes mais plutôt le dense halo de leur vie. L'esprit de leurs engagements terrestres. Leur âme.

Les preuves de la justesse d'une telle vision n'existaient pas. Ma certitude me suffisait. Elle, et aussi cette photo qu'Alexandra me montra quand nous rentrâmes. Un rectangle aux bords jaunis mais gardant la netteté tranchante du noir et blanc. Une vingtaine de pilotes, vêtus de leur veste en mouton retourné, chaussés de lourdes bottes en peau de renne. Des aviateurs américains reconnaissables à leur habillement plus léger, plus élégant, plus «pilote de cinéma». Quelques civils aussi, des officiels en manteaux sombres. La photo avait été prise probablement après une cérémonie car on voyait dans un coin du cliché le reflet métallique d'un orchestre militaire. Les hymnes soviétique et américain venaient sans doute d'être joués… Guidé par Alexandra, je retrouvai Jacques Dorme. Il ne se distinguait des autres ni par son physique ni par ses vêtements (la même veste trois-quarts, les mêmes bottes). D'ailleurs j'aurais pu le reconnaître sans l'aide d'Alexandra. Parmi les pilotes qui commençaient à quitter leurs rangs, après un garde-à-vous imposé par les hymnes, lui seul restait encore immobile, le visage empreint d'une certaine gravité, le regard porté au loin. On eût dit qu'il entendait un chant inaudible pour les autres, un hymne que l'orchestre aurait oublié de jouer.

Je mis quelque temps à comprendre que la solitude de Jacques Dorme entouré pourtant d'une foule de gens le rapprochait du vieux géant que j'avais vu devant un monument aux morts, ce général français qui avait interrompu son discours et laissé son regard se perdre dans l'immensité de la steppe.

Le lendemain soir, je quittai la maison d'Alexandra. Il me fallait revenir à l'orphelinat à moitié vidé de son passé, me préparer à une nouvelle vie. Monté dans un train de banlieue bondé, je réussis une seconde à distinguer Alexandra sur le quai envahi par les estivants. Elle ne me voyait pas, ses yeux parcouraient avec anxiété la rangée des fenêtres. D'une main hésitante, elle adressait un salut d'adieu à celui qu'elle ne trouvait pas parmi tous ces visages. Elle me sembla à la fois rajeunie et comme désarmée. Je pensai à un autre départ, à ce convoi qui en mai 1942 emmenait Jacques Dorme vers l'est.

La vie de cette femme m'apparut soudain comme une lourde accusation. Ou, du moins, comme un dur reproche, un reproche muet fait à ce pays qui avait si cruellement ravagé sa vie. Un pays qui avait happé une toute jeune femme et qui rejetait à présent, sur ce quai sale, une vieille dame désemparée, perdue au milieu des visages bronzés. Pour la première fois de ma vie, je crus que ce reproche me visait, moi aussi, que j étais aussi, d'une façon difficile à formuler, responsable de cette vieille existence solitaire, réduite au grand dénuement, oubliée dans une bâtisse hors d'âge, dans une bourgade embrochée sur des rails, aux abords des steppes désertes. Après tout ce qu'elle avait fait, donné, souffert pour ce pays… Les gens qui m'entouraient dans le train, serrés les uns contre les autres, chargés de cageots de légumes qu'ils ramenaient de leurs potagers, avaient des mines placides, teintées d'un bonheur routinier, naturel. «Ce bonheur simple qu'elle n'a jamais eu», pensai-je en les observant. Non pas une quelconque félicité, non, une simple et heureuse routine des jours, une vie en famille, dans l'agréable et prévisible ronde des petits faits de l'existence.

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