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Je n'avais pas alors (je ne sais si je l'ai aujourd'hui) une meilleure définition de l'amour que cette sorte de prière silencieuse qui relie deux êtres, séparés par l'espace ou la mort, dans une intuition permanente des douleurs et des instants de joie vécus par l'autre.

La douleur était, ce jour-là, d'examiner un lourd Douglas C-47 qu'on avait réussi à suivre comme une bête blessée en pistant un filet de sang: malgré une tempête de neige, sur le versant rocheux où l'appareil s'était écrasé, cette longue traînée fauve, la couleur du carburant, jaillie au milieu du blanc infini. Couleur chaude dans ce monde de glace. Des vies chaudes, soudainement anéanties, et dont Jacques Dorme se rappelait encore les visages, les voix… La poignée de main de ce pilote qui, avant de monter dans l'avion, lui avait parlé de son fils de trois ans resté à Moscou. Une chaude poignée de main.

Par ces froids, tout liquide se figeait dans les entrailles des machines. L'huile se solidifiait en gelée. Et même l'acier devenait fragile comme du verre. L'air tentait de dissoudre les avions dans sa substance de cristal. Les pilotes passaient tout près de la zone qui battait les records du froid terrestre: «Moins soixante-douze degrés!» avait annoncé à Jacques Dorme son mécanicien russe avec une pointe d'orgueil.

La joie était d'apprendre une technique pour lutter contre la carapace de gel qui, en vol, s'épaississait et peu à peu enrobait l'avion tout entier. Il fallait changer régulièrement le régime du moteur: les vibrations, en variant, fendillaient la croûte de glace.

La joie était de penser qu'une dizaine d'avions de plus se dirigeait vers Stalingrad où l'issue de la bataille dépendait peut-être de ces dix appareils arrivés à temps. Ou même de ce seul chasseur qu'il conduisait, lui, de cet Aircobra alourdi, distances sibériennes obligent, par un réservoir supplémentaire de six cents litres sous le fuselage. Il n'était pas dupe, il savait que dans le monstrueux corps à corps de deux armées, de ces millions d'hommes qui s'entre-tuaient à Stalingrad, ce bout de tôle à hélice ne pèserait pas lourd. Pourtant, à chaque vol, cette certitude irréfléchie revenait: c'est cet avion-là qui ferait que ne soit pas détruite une vieille maison en bois avec des branches de merisier sous les fenêtres.

En avril 1944, il devint ce qu'on appelait dans le langage des pilotes un «leader». Aux commandes d'un bombardier – un Boston ou un Boeing 25 – il guidait désormais une dizaine ou une quinzaine d'Aircobra en ressentant tout autrement le poids de cette petite escadrille dans la balance de la guerre.

La joie était dans la confiance que les autres avaient en lui, dans la lumière convalescente du soleil polaire qui se montrait de plus en plus longuement, dans le dévouement des gens au sol qui par temps de blizzard, marquaient les pistes avec des branchages de sapin. Et aussi dans la pensée que ces vols du bout du monde avançaient la libération de son pays natal.

Un jour, il lui fut donné d'éprouver un choc qu'aucun risque mortel n'aurait provoqué. Il venait d'atterrir et, encore engourdi par plusieurs heures de vol, vit une colonne de prisonniers qui longeait l'aérodrome. Depuis une semaine, du matin à la nuit tombante, ces hommes cassaient la glace, installaient des dalles d'acier, les recouvraient du gravier des nouvelles pistes. Ce soir-là, ils s'éloignaient, en file indienne, au milieu des congères. Les gardes les encadraient, les mitraillettes pointées vers cette masse humaine transie et chancelante de fatigue. Jacques Dorme les suivit du regard, chercha les yeux des autres pilotes mais ils se détournaient, pressés de s'installer à l'abri du vent, de manger… Une mitraillette cracha au moment où lui aussi allait enjamber le seuil. Il vit ce qui avait précédé le coup de feu. Un prisonnier avait glissé et, pour ne pas tomber, s'était un peu écarté de la file des marcheurs. Un garde tira sans attendre, le coupable tomba, la colonne se figea une seconde, puis reprit son mouvement cahotant. Jacques Dorme se jeta vers le garde, le bouscula, cria sa colère. Et entendit une voix égale: «Application du règlement.» Ensuite, plus bas, sur un ton de mépris haineux: «T'en veux aussi une paire dans les couilles?» Un pilote attrapa Jacques Dorme sous le bras, l'entraîna fermement vers les gens de l'escadrille…

Pendant le repas, il sentit que leurs voix étaient faussées par l'impossibilité d'avouer, par la honte aussi. La honte qu'un étranger ait vu cela. L'unique chose vraie qu'il apprendrait, à ce dîner, serait le «règlement», les paroles répétées machinalement par les gardes avant le départ de la colonne des prisonniers: «Un pas à gauche, un pas à droite, je tire sans sommation.»

La nuit, dans la carlingue noire d'un Douglas de transport qui les ramenait à leur base, il resta éveillé, ses pensées revenant sans cesse à cet étrange pays dont il parlait déjà bien la langue, qu'il croyait si bien connaître et qu'il ne comprenait pas, qu'il refusait parfois de comprendre. Il le compara à la France et fit alors cette réflexion qui le laissa perplexe lui-même. Ce pays était lui aussi occupé. Comme la France. Non, pire que la France, car il était occupé de l'intérieur, par le régime qui le gouvernait, par l'esprit de ce règlement: «Un pas à gauche, un pas à droite…»

Le souvenir de cette mort empêchait la joie facile qu'il éprouvait avant: la luminescence douce, bleutée du tableau de bord des Boston, bien plus agréable que l'éclairage cru dans les avions russes, le confort presque superflu du cockpit et, à l'atterrissage, une mécanique parfaitement obéissante. En descendant sur la piste, il se rappelait à présent la file indienne des prisonniers et celui qui avait trébuché sur un sentier de glace.

Il se souvint de lui à la fin du mois d'août 1944, mais d'une façon nouvelle. Ce jour-là tous ses camarades, les pilotes et les mécanitiens, le fêtaient depuis le matin: on venait d'apprendre la libération de Paris. Répondant à leurs félicitations, Jacques Dorme se demandait ce qu'ils savaient de la France. Dans leurs exclamations, revenaient la Commune de Paris, Maurice Thorez et, couvert d'opprobre et déformé par l'absence de sons nasaux en russe, le nom du maréchal Pétain. Il n'essayait même pas d'expliquer, se sentant enfin débarrassé du poids de la défaite française que parfois, dans les conversations, les gens semblaient lui reprocher. A présent, ils riaient et disaient que, une fois Hitler chassé, le peuple français réglerait leur compte aux capitalistes et se mettrait à construire le communisme. Un peu assourdi par leurs voix, il imaginait quel genre de livres ils avaient pu lire sur la France. Le récit d'Alexandra revint à sa mémoire: ce recueil de textes qu'elle avait déniché dans la bibliothèque d'une ville sibérienne, lieu où elle était assignée à résidence. Des textes d'auteurs français traduits en russe, dont un poème, véritable «hymne à la Guépéou»…

Dans la monotonie du vol, il se représenta Paris, la liesse populaire, les fenêtres ouvertes sur un beau ciel estival. Et surtout les terrasses des cafés, une vie attablée, volubile, légère, faite de bribes de paroles, de coups d'œil échangés, de la connivence des corps qui se frôlent… Sous les ailes du Boston, à travers une fine couche de nuages, se dressaient les crêtes de l'infini plateau de la Kolyma, encore teinté de vert et animé de cours d'eau. «Dans quelques jours, pensa-t-il, tout cela sera blanc. Et sans vie…» Resteraient seules ces rangées de rectangles, les baraquements et les miradors d'un camp, fidèle jalon des pilotes au milieu de cette démesure montagneuse sans repères. L'unique balise, ces milliers de vies humaines concentrées dans ce néant. Il revit mentalement les petites tables rondes des terrasses et se dit que l'auteur de l'«hymne à la Guépéou» devait être assis, en ce moment même, à l'une de ces tables, devait parler à une femme, commander du café ou du vin, commenter le passé, critiquer le présent, exalter le futur. Jacques Dorme comprit soudain qu'on ne pourrait jamais raconter à cet auteur l'infini qui s'étendait sous les ailes de l'avion, ni le règlement «un pas à gauche, un pas à droite», ni la mort du Prisonnier qui avait trébuché… Non, impossible. Il éprouva comme un spasme musculaire qui figeait ses mâchoires. Là-bas, à leur table de café, ils étaient en train de parler une autre langue.

C'est durant ce vol que pour la première fois Jacques Dorme se vit étranger dans le pays où il était né.

Il ne reconnut pas tout de suite l'homme en cuir noir. D'ailleurs celui-ci ressemblait très peu au petit inquisiteur qui avait tué Witold. Encore moins au deuxième, le gros hystérique qui ordonnait le décollage d'un avion surchargé. Ces deux-là sévissaient quand la guerre semblait perdue, ils avaient plus peur que les soldats qu'ils menaçaient. L'homme que Jacques Dorme vit en décembre 1944 avait déjà l'assurance d'un vainqueur. Il était petit et maigre comme le premier, mais son manteau de cuir était doublé d'une épaisse fourrure. Il en secoua les revers quand un peu de givre tomba d'une hélice dont il voulait connaître, personne ne comprenait pourquoi, les caractéristiques. Sa curiosité déconcertait. Les pilotes avaient l'impression de subir un interrogatoire dont les questions trop simples n'étaient qu'un moyen de confondre l'interrogé. Parfois il souriait et Jacques Dorme remarqua qu'au même instant le sourire disparaissait des visages.

L'homme inspectait les avions, posait ses étranges questions qu'on aurait jugées stupides si elles n'avaient pas eu de double fond, n'écoutait jamais jusqu'au bout, souriait. Tout le monde comprenait qu'il était venu parce que la guerre allait prendre fin et qu'à Moscou on avait besoin de rappeler qui était le maître. Pourtant les pilotes ne pouvaient pas encore deviner que bientôt les Américains qui livraient ces innombrables Douglas, Boeing et Aircobra allaient redevenir des ennemis et que tous ceux qui avaient participé à ce pont aérien seraient suspects. L'homme en cuir noir était là pour repérer déjà les égarés, prévenir la contagion idéologique.

À la fin de son inspection, il convoqua les responsables de la base et les «leaders» des escadrilles. Il parla du relâchement de la discipline communiste, de la baisse de la vigilance de classe mais surtout fustigea les graves erreurs dans l'organisation des vols. «Le commandement a toléré une anarchie totale, martela-t-il. Les bombardiers volaient dans les mêmes groupes que les chasseurs et les avions de transport. Je vous engage à mettre fin à ce désordre. Les chasseurs doivent voler avec les chasseurs, et les bombardiers…»

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