Литмир - Электронная Библиотека
A
A

III

On a passé la nuit, Françoise et moi, à chercher comme des déterrés.

Non, c'est pas ça, je raconte trop vite, je risque de rater des détails importants, commençons par le début: je suis rentré de l'Institut, j'ai fait le compte rendu de la journée à Françoise, on a dîné aux chandelles pour fêter nous aussi ma belle promotion, elle a dit qu'elle se sentait sacrement fière de moi, je lui ai répondu par ce tas de bêtises naturelles que se disent les amoureux. Parvenu au dessert, j'ai évoqué l'histoire du Baccalauréat que je devais apporter le lendemain et curieusement Françoise ne l'a pas prise au sérieux, c'est des bouffons à l'Institut qu'elle a dit, ils n'en sont pas à vingt-quatre heures près tout de même, tu l'apporteras quand t'auras le temps mon poussin. Savoure un peu ta promotion au lieu de te prendre la tête avec les formalités. On ne vit plus au Moyen Âge ou dans une quelconque dictature à la Orwell 1984, et puis d'abord qu'est-ce qu'ils en ont à faire de ton Baccalauréat alors que tu bosses depuis vingt ans? Ils n'avaient qu'à faire des copies de meilleure qualité, au lieu de t'embêter mon biquet.

Que veux-tu, je répondais en essayant de les défendre, on est pointilleux dans la paléontologie, c'est une science exacte, si l'on ne faisait pas attention dans notre travail au quotidien on aboutirait à des énormités, l'évolution se joue au millimètre près, il est si facile de confondre les ossements, il faut être précis. Ça n'a pas que des mauvais côtés, la précision, le souci du détail, si t'avais vu comment la chef du personnel range son bureau tu serais épatée, j'envie beaucoup les gens qui ont ce génie de l'ordonnancement, si seulement je pouvais arriver à leur niveau, hélas je crois pas que j'en ai les capacités. Tu m'étonnes, renchérissait Françoise en faisant des mimiques style t'es qu'une poire, je dois dire que Françoise m'a toujours considéré comme inférieur à elle dans ce domaine, souvent elle me disait en rigolant qu'elle ne comprenait pas comment j'avais fait pour entrer à l'Institut, je ne me vexais pas au contraire, car je savais que ma Françoise avait les capacités, je vous signale qu'elle passait des examens pour entrer dans les archives à la Bibliothèque nationale, elle avait une sacrée volonté croyez-moi, ce n'était pas la chef du personnel loin de là, mais elle a toujours été douée. Elle me taquina ainsi cinq minutes et l'on commença à débarrasser, puis elle s'est installée avec son livre d'exercices et moi je me suis lancé dans les recherches.

D'abord j'ai regardé dans le dossier “B”, ça me paraissait évident que c'était par là qu'il fallait commencer, j'avais bien du courage, le dossier “B” était un énorme dossier bleu foncé, il y avait bien sûr tous les documents relatifs à ma Banque, les relevés de compte, les papiers du crédit pour l'appartement, les coordonnées de mon conseiller financier, il y avait aussi mon permis Bateau et toute la doc qui va avec, j'y avais mis également la garantie de ma Bicyclette, et les factures du Bricolage, bref quand j'ai sorti tout ça sur la table j'avais un tas gigantesque. Une à une j'ai épluché les feuilles, ça m'a pris une bonne heure, Françoise se moquait, tu ne l'as pas encore trouvé? ben dis donc t'es pas très doué, je te conseille de brûler le tout comme ça tu en seras débarrassé, et moi je triais, le plan d'épargne logement dans Banque, la facture de la roue de secours dans Bicyclette, tiens? que fait la quittance de Gaz ici? Gaz c'est “G” que je sache, je corrige mon erreur et je continue, Banque, Bicyclette, Banque, Bricolage. À onze heures, j'avais fini le tri du dossier “B” sans avoir trouvé mon Baccalauréat. Je m'arrêtai trente secondes un peu ahuri, je regardai le dossier désormais vide, et je sentis une inquiétude hérissée qui me raclait le fond de la gorge, un peu comme quand on boit du coca, j'avais les mains moites, un brusque coup de fatigue.

Françoise, dis-moi, tu n'aurais pas une idée où j'ai pu le fourrer? arrête de rire c'est pas drôle, je vais avoir des ennuis, d'autant que j'ai fait une sale blague à la chef, je lui ai dit que je l'avais perdu, tu aurais vu sa tête, ça valait vingt ans d'Institut sa tête. Hou-là-là, siffla Françoise, ce n'est pas très intelligent, c'est de l'humour noir comme j'ai rarement entendu, dans le mauvais goût tu franchis parfois les limites. Heureusement, je te connais mon guppy, tu n'es pas un blaireau dans le rangement sinon je t'aimerais pas – là elle se pend à mon cou – un papier de ce gabarit tu vas le retrouver, c'est forcé, c'est le Champagne qui te nuit en ce moment.

Eh bien non, je fais, ce n'est pas aussi simple, le Champagne n'y est pour rien, il n'est pas dans “B” et j'y perds mon latin. Je dis ça et je vois Françoise qui se fige du visage, inquiète elle devient, c'est impossible, qu'elle fait, le dossier “B” est un dossier sacré, s'il est pas dans “B”, où peut-il être? Allez, je lui dis, viens m'aider.

Elle a laissé son bouquin la Françoise, elle est venue à côté de moi, nous avons réfléchi ensemble, ça a dû être mal rangé que nous nous sommes dit, comme la quittance de Gaz qui n'avait rien à faire dans le dossier “B”, alors on a sorti tous les dossiers, on a vidé tous les papiers, il était quatre heures du matin, on n'en pouvait plus, Françoise commençait à faire une tête de mort et on n'avait toujours pas retrouvé le Baccalauréat, c'était une malédiction.

Et là, c'est le comble, comme pour se payer notre tête, j'aperçois en face le pingouin au nœud papillon qui nous observe avec ses jumelles, il ne dort pas non plus, il joue au voyeur, ça doit l'exciter mon bazar, il doit se demander ce que l'on fabrique si tard au milieu d'une avalanche de papiers, pourquoi tout ce ramdam alors qu'on devrait dormir comme des citoyens ordinaires, ça le met en rut de me voir paniquer. Eh pauv' con, que je fais entre mes dents, occupe-toi de tes putes au lieu de mater, va jouer avec ton armoire chromée et fous-nous la paix, je ferme les rideaux d'un coup. Calme-toi, allons, sois cool mon goujon, c'est Françoise qui parle, elle essaye de me rassurer, mais je vois illico qu'elle commence à s'agacer aussi, les papiers dans tous les sens ça lui agit sur les nerfs, elle aimerait bien que ça s'arrête, qu'on le retrouve et puis la paix! Les meilleures blagues sont les blagues les plus courtes.

Voici ma Licence de paléontologie, voici ma Maîtrise, voici mon Doctorat enfin, une Marianne aux armes de l'Institut, tous les diplômes sont étalés sur la table, j'ai tout retrouvé de ma scolarité sauf Lui, le Baccalauréat de merde que j'ai passé il y a cent sept ans et dont je ne me suis jamais servi. Si c'est pas la poisse ça, dites-moi alors ce que c'est! Ne trouvant rien dans les dossiers, je cherche dans des endroits insolites, dans les fiches cuisine, sur les rayonnages de notre bibliothèque, un par un j'ouvre tous les livres, c'est peut-être là que je l'ai mis qui sait? par inadvertance j'ai pu le caser n'importe où, j'étais jeune et stupide, je l'aurai rangé sans faire attention et oublié. J'envoie Françoise inspecter ses dossiers à elle, on a pu se mélanger les pinceaux, dans un couple ça arrive que l'on confonde les affaires, elle râle un peu, je connais mes papiers par cœur, qu'elle fait, elle a la flemme d'y aller, alors j'insiste, aide-moi bordel, elle lève les yeux au ciel et disparaît dans son armoire. Évidemment elle ne retrouve rien qui soit à moi, elle retrouve son Baccalauréat à elle, une feuille médiocre pas même jolie, imprimée sur du carton grisâtre, avec son nom, Françoise, et la signature polycopiée du ministre par intérim. T'es content maintenant? qu'elle lance, t'es bien avancé? on peut aller se coucher peut-être, ou Monsieur désire autre chose?

Si t'avais pas pris l'habitude de toucher à tout, que je lui réponds, on en serait pas là, avec cette manie que t'as de ranger ce qui est aux autres, t'aurais pu toucher à mon Baccalauréat, c'est une des hypothèses que l'on peut envisager, plus je parlais plus je m'excitais, nous commencions à nous disputer sérieux, par paliers on haussa le ton, on se mit à crier. Vas-y accuse-moi de l'avoir fait exprès! Je dis pas que tu l'as fait exprès, je dis que t'aurais pu faire attention, j'y touche pas à tes papiers et plus jamais je n'y toucherai! tu ne dis pas non quand je t'aide pourtant! tu veux que je te dise ce que t'es? vas-y dis-le! t'es qu'un égoïste! moi aussi je travaille demain, et sans sommeil je ne pourrai pas assurer à l'examen partiel, oui mais c'est quand même mon travail à l'Institut qui fait vivre la famille, tiens donc nous y sommes je savais bien que mon boulot tu t'en foutais. On se vidait dans la gueule nos citernes d'amertume, on était rouges, on avait du sang en surplus, je crois qu'on se détestait.

Aux premières lueurs de l'aube, les forces nous ont lâchés, la cervelle s'est ramollie, l'envie de nous disputer disparut, l'organisme calait faute d'énergie, je ne cherche pas d'excuses comprenez-moi bien, je veux seulement expliquer ce qui s'est passé ensuite. On était assis tous les deux livides dans le canapé, on ne se parlait pas, à quoi pensait Françoise je l'ignore, mais moi je me disais que c'était absurde, l'hystérie n'avait aucune raison d'être. Ce n'était pas parce qu'un vieux diplôme s'était volatilisé que l'on devait se mettre dans des états pareils. Il y a des choses pires dans la vie, les accidents, les maladies. Notre appartement aurait pu brûler avec tous les papiers dedans. Un chauffard aurait pu nous écraser. Sur l'échelle universelle des valeurs, quelque part au sommet du Cosmos, ça ne doit pas être si grave que ça un Baccalauréat qui disparaît. On s'en remettra, que je dis tout haut en lissant ma voix, on s'en remettra en deux coups de cuillère à pot, tu verras, ce n'est qu'un papier après tout. Demain j'irai à l'Académie, on m'en délivrera une copie, c'est pas plus compliqué que ça. Quant à l'Institut, je leur apporterai le brelan qui les fera capot: ma Licence, ma Maîtrise, mon Doctorat. Le Doctorat je l'ai obtenu avec mention, je te le rappelle. Même le directeur général n'a eu qu'un accessit, c'est te dire. Et si la chef du personnel se bloque, je m'en fiche, j'irai plus haut, je rencontrerai le doyen, j'écrirai au Ministère s'il le faut! J'étais en plein délire.

Aujourd'hui, quand je me revois sur ce canapé, les yeux tellement lourds qu'ils avaient coulé quelque part vers la nuque, la mine blafarde comme un reflet de fantôme, un directeur de l'Institut Paléontologique de France en pleine bravade d'adolescent, j'ai honte, ô combien j'ai honte mes frères! Mes fanfaronnades étaient stupides, mon bagout factice, je n'avais rien dans le ventre, un minable voilà tout. Les académies n'ont jamais délivré de copies, les académies n'ont pas que ça à faire que de délivrer des copies, les académies ont des millions de Français à s'occuper, elles ont des affaires autrement plus importantes à régler, c'était à moi et à personne d'autre, à moi, un homme mature en pleine possession de ses moyens, c'était à moi de prendre mes responsabilités, de faire attention à mon paquetage.

7
{"b":"88866","o":1}