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Si j'avais été moins fatigué, il se peut que je n'aurais jamais prononcé de telles âneries, mais mon bon sens dormait déjà, et puis surtout je n'y croyais pas encore à ce coup du sort qui m'écrasait. Je ne pouvais pas l'avoir perdu, ce n'était pas possible, pas moi. Ce je-m'en-foutiste de nœud papillon aurait pu, ça oui, si quelqu'un devait le perdre un jour ce serait la victime idéale. Mais moi? regardez-moi, je suis largement au top question rangement, je fais des efforts pour être à jour dans mes factures, j'en connais beaucoup qui ne m'arrivent pas au genou dans le classement. Comment croire que l'on est précisément ce lapin que va tirer le chasseur, alors que l'on s'imagine être le plus rapide?

Péché d'orgueil, voilà ce qui m'a piégé, complexe de supériorité qui m'a rendu aveugle. J'étais un peu comme un peintre qui fignole les détails sans s'apercevoir que son tableau se déchire en plein milieu, je me suis laissé hypnotiser par le superflu. Tandis que je m'appliquais à classer les formulaires de transport – entre nous, qui s'en soucie des formulaires de transport! -je négligeais le Baccalauréat, je ne le sortais plus aussi souvent, je le laissais dormir dans son dossier “B”, en sécurité je me croyais!

J'aurais dû faire attention, j'aurais dû! oh le monde est rempli de ces “j'aurais dû”, ils viennent trop tard les “j'aurais dû”, ils nous rongent la conscience comme l'acide ronge le marbre, c'est avant qu'on en avait besoin des “j'aurais dû”! Après ils ne font que titiller le remords. Moi, c'est définir clairement les priorités que j'aurais dû, ne pas mettre tous les papiers dans le même sac, comprendre que le Baccalauréat était au-dessus des autres, qu'il méritait dix fois plus d'attention de ma part. Ce diplôme de la majorité, ce passeport pour la vie, ce Baccalauréat qu'on nous envie partout dans le monde tant il définit l'essence de l'homme, ce n'est pas tous les jours qu'on vous le délivre, c'est même un jour unique dans votre existence, le jour où l'on vous reconnaît l'Aptitude. Avant vous n'êtes qu'un apprenti humain, autant dire un homoncule, il vous manque du savoir, vous êtes imparfait, la différence avec le macaque n'est pas flagrante. Mais dès que vous l'avez, l'univers se transforme, vous entrez de plain-pied dans la race, on vous décrète conforme, ça y est vous êtes mûr et gare à celui qui doute de vos capacités car c'est la race entière qu'il insulte. Les autres diplômes n'avaient pas une telle aura, d'ailleurs un gamin savait que mes licences, maîtrises, doctorats ne prouvaient rien tant que je n'avais pas le Baccalauréat, j'aurais pu les obtenir frauduleusement, j'aurais pu m'inscrire à l'Université avec un quelconque certificat de fin d'études.

Quant à rencontrer le doyen, en voilà une farce qui valait des millions! Passer au-dessus d'un chef du personnel, a-t-on déjà entendu pareille vulgarité? Le chef du personnel est une émanation de la direction, s'il est là c'est justement pour décharger la direction de l'archivage de nombreux papiers sensibles, il a pouvoir de signature, il est plénipotentiaire lors des embauches, plé-ni-po-ten-tiaire retiens bien ça! Je prétendais écrire au Ministère, vous rendez-vous compte? je disais ça sans ciller! Pauvre cloche que j'étais, autant écrire au Père Noël, minus de mes deux.

Le dégoût se devinait dans le regard de Françoise, une aversion pleinement méritée, je n'avais pas été à la hauteur, c'est le moins que je puisse dire aujourd'hui. Sans m'en apercevoir, je m'enfonçais encore plus, je me complaisais dans mes fantasmes, je continuais à parler comme emporté sur une pente savonneuse, je faisais la révolution à l'Institut, je licenciais la chef du personnel et j'ordonnais qu'on l'empalât publiquement. T'es complètement fou, finit-elle par dire, tu me déçois terriblement, j'en ai marre je vais me coucher. Viens ici méduse gorgone, que je lui fais mais gentiment, et je l'attrape par les chevilles, elle tombe à genoux dans la moquette, son pyjama à fleurs se déchire, j'ai déjà les mains en haut de ses cuisses, elle est dodue ma Françoise, élevée à la crème fraîche, alors quand je m'écrase sur elle c'est comme un matelas gonflable, je flotte sur elle au milieu de l'océan, c'est mon canot de sauvetage, le soleil de l'halogène me chauffe la nuque, elle a un corps admirable, je trouve l'entrée, et là je m'aperçois qu'elle a fermé les yeux, elle s'est endormie la garce! Peu importe, je continue machinalement le travail, je pense à la chef du personnel, elle me fait marcher pour le diplôme que je me dis, il doit bien y avoir une solution, je revois nettement son slip bleu que j'avais fait descendre à mi-cuisse, le bleu est optimiste, c'est un signal du destin, quand on a un petit slip bleu avec de la dentelle c'est qu'on n'est pas aussi intraitable qu'on veut bien le faire croire, il doit bien y avoir un moyen de s'arranger, ah ce slip bleu! le pyjama craque et je m'endors à mon tour.

Au bureau, j'ai tout avoué dès le lendemain, j'ai pas cherché à gagner du temps, non, maintenant que j'y pense j'aurais pu inventer des excuses, imaginer une maladie, ou mieux: un cambriolage qui aurait dévalisé ma maison et emporté tous mes papiers dans un ouragan, mais non, je n'ai rien dit de tout ça, je ne suis pas hypocrite, j'aime y aller franco, c'est toujours cette naïveté que je trimballe depuis la naissance, je n'arrive pas à être retors, pas Machiavel pour deux ronds, dans la vie c'est un handicap colossal je vous dis. Faut préciser que ça se voyait sur ma mine qu'un malheur était arrivé, j'avais dormi deux heures, j'avais les yeux cernés, les coupures du rasage prouvaient que je n'avais pas toute ma tête, alors ça n'a pas traîné les remarques des collègues, de tous les coins ils sont venus comme attirés par la charogne, j'aurais été un Neanderthal vivant qu'ils ne seraient pas plus excités. Tu en fais une tête ce matin l'adjoint au crétacé, tu as dansé la samba ou quoi, tu as fêté ta promotion super-man. Vous pensez que je réagissais? Rien de rien, je disais, c'est la fête oui vous avez raison, c'est pas tous les jours qu'on a un coup de pouce salarial, allez laissez-moi passer bande de jaloux, qu'une âme charitable m'apporte un café bien serré, c'est pour mon rendez-vous avec la chef du personnel. Pourquoi, y a un blême? qu'ils se sont mis à espérer, leurs visages se sont tournés vers moi comme si j'étais leur soleil, regardez ces yeux qui vous scrutent, ces regards demandeurs de sensationnel, alors moi, expert es vacheries, je leur dis qu'il n'y a rien de particulier, j'ai juste un flirt avec elle, ah bon ah bon font-ils, ce n'était que ça, ils sont déçus, ils se mettent à regarder leur montre, dis donc il faut qu'on y aille maintenant, on n'a plus le temps, on a des rapports à rendre, des réunions à organiser, allez on file, à tout à l'heure à la cantine. C'est ça, tirez-vous, scolopendres.

Je me retrouve seul avec Marko, il me tend un café comme s'il me visait avec un arc, il me lorgne dans les yeux sans rien dire, je vois qu'il est terriblement soucieux, quelque chose le ronge le sagittaire, je prends son verre en carton, il me tapote l'épaule mais pas de sa manière habituelle, il retire précipitamment sa main comme s'il avait peur de se salir. Il ouvre la bouche pour parler enfin, mais son inspiration finit en grimace, il me tapote encore une fois comme s'il criait “je suis avec toi de tout cœur!” et s'éloigne vers son bureau.

Non, si j'ai avoué tout de suite, c'est à la chef du personnel. On faisait pareil que l'autre jour, elle était calée dans son fauteuil et moi je rebondissais entre ses jambes, les armoires de rangement n'avaient pas bougé, sauf que – déception! – son entrejambe était mauve, je comprenais certes qu'elle ne pouvait porter chaque jour les mêmes dessous, mais moi ça m'aurait redonné un peu d'énergie, c'est ridicule, je sais, que voulez-vous je suis superstitieux et ce n'est pas à mon âge que l'on peut se corriger. Le mauve ce fut comme un avertissement que je recevais, un microsignal qui m'était destiné et qui disait attention, ça va chauffer pour toi, alors quand j'ai lâché le morceau, je savais à quoi m'attendre. Je profitais que l'on était près l'un de l'autre pour lui lécher l'oreille, elle se tordait comme linge qu'on essore, je voyais que ça lui plaisait, et là je lui chuchotai la vérité, vous vous rappelez de cette histoire de Baccalauréat que je devais vous apporter ce matin? eh bien je ne l'ai pas trouvé, j'ai cherché partout, et je vais continuer à chercher, d'ailleurs je crois savoir où il est – là je mentais – ce n'est qu'une question de jours, si je vous l'amène demain ou après-demain, vous n'allez pas être fâchée?

Elle me serra si brusquement que je crus qu'on resterait coincés sur le fauteuil comme deux chiens en chaleur, l'emboîtage infernal, mon sang se trouvant prisonnier à l'extrémité, vous imaginez le ridicule de la scène. Heureusement j'ai eu le réflexe du vieux routier, ni une ni deux je l'ai giflée, ça lui a fait du bien, l'étau se décrispa, j'ai pu sortir indemne, je remettais mon pantalon, elle manipulait son slip mauve, sa figure était rouge saignant, je n'ai jamais vu une femme dans une colère aussi intense. Elle ne criait pas, non, c'était pire, elle sifflait comme un serpent, elle plissait ses paupières, elle se collait à mon visage comme si elle voulait effacer mes traits à grands coups de front, pauvre bâtard! disait-elle, ne t'avise jamais, tu m'entends? jamais! de remettre tes pieds dans mon bureau, larve de ténia! J'essayais de la calmer, c'est pas ma faute, je disais, la gifle était strictement nécessaire, la gifle n'était pas pour vous blesser, je n'ai rien contre vous au contraire, sans ce coup de main nous y serions encore, c'était le seul moyen de nous en sortir coincés comme nous étions, demandez au médecin du travail si vous me croyez pas. J'argumentais tant que je pouvais, le mal était fait comme on dit, le ver s'énervait dans le fruit, et cette malheureuse histoire de gifle n'a pas été pour arranger mes affaires de Baccalauréat évaporé. Un ennemi mortel que la chef est devenue après cet incident.

Les jours qui suivirent furent abominables. L'histoire s'ébruita j'ai pas eu le temps de dire mince, ce fut comme si j'avais décroché le Nobel, mais pas dans le bon sens hélas, je collectionnais les ironies, on m'admirait en négatif, pas une minute ne passait sans qu'on me fît une remarque, mes collègues trouvèrent en moi un sujet digne d'occuper leurs longues journées, on faisait la queue devant mon bureau, chacun voulait me décocher un trait d'esprit, j'étais devenu le faible qu'il fallait harponner, ils brûlaient tous de voir comment je m'embrouille dans les explications, ma mine déconfite procurait à l'ensemble de l'Institut une sorte d'orgasme cérébral. C'est une des explications que je vois pour comprendre pourquoi ils m'ont gardé aussi longtemps, presque deux semaines après la terrible découverte. Peut-être aussi qu'ils me laissaient une chance, quelques jours de répit pour que je le retrouve. Faut dire aussi que je leur causais des soucis internes, la gestion des ressources humaines ne s'en trouvait pas facilitée. D'un côté il y avait la chef du personnel qui mettait de l'huile sur le feu, elle voulait me faire payer l'offense de l'autre jour, elle faisait du zèle auprès de la direction pour qu'on reconnaisse en haut lieu mon incompétence, mais les autres directeurs étaient bien embêtés, il leur fallait nommer un remplaçant aux herbivores, les candidats ne se bousculaient pas, on avait peur de la voie de garage, et puis les gens croient au mauvais œil, personne ne voulait de la place du perdant. Pendant ce temps, la bile au ventre, la chef du personnel ne rentrait plus chez elle les week-ends, elle compulsait la jurisprudence pour se persuader que je n'avais pas d'échappatoire, effectivement partout la loi était contre moi, elle jubilait la loi, et la chef du personnel avec. Sans Baccalauréat ma déconvenue était totale, je n'avais pas le droit d'occuper mes fonctions actuelles, là-dessus les textes étaient formels. Je cite: sans papier dûment visé par le Ministère, personne ne peut se prévaloir du titre de bachelier. Voilà qui était clair, je n'avais pas le papier, je n'étais donc pas bachelier, j'étais un usurpateur, mes diplômes ultérieurs dont j'étais si fier ne valaient pas un pet de cheval, ma candidature à l'Institut d'il y a vingt ans était truquée, tout entier j'étais entaché de fautes de procédure, il fallait se débarrasser de moi en bouchées doubles, me lyncher avant que les collègues allemands, anglais, italiens ne viennent à apprendre quel genre de triste individu exerce dans la paléontologie française, j'étais une honte, je compromettais mon pays aux yeux de la communauté internationale. Sur ce point le président était d'accord, on pouvait difficilement nier le préjudice que je causais à l'Institut, mais on n'avait toujours pas trouvé de remplaçant à mon poste, les iguanodons faisaient fuir les ambitieux, alors la procédure de licenciement s'étirait.

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