Литмир - Электронная Библиотека
A
A

IV

Vous dire que je n'avais pas le moral serait un euphémisme, j'étais anéanti, on avait pulvérisé le peu de témérité que j'avais en moi, tout me froissait, la dureté de l'existence venait de me toucher dans le mille, je me lamentais sur mon sort, je me croyais au fond du gouffre, quel sot entre parenthèses, je me croyais victime d'une grande injustice, j'étais le souffre-douleur du mauvais sort. Le matin quand je me levais, je collais un regard noir sur mon deux-pièces, j'étais encore dans le brouillard, j'avais la haine c'est peu dire, sans m'habiller j'allais brancher la cafetière, je revenais me coucher dans le grand lit tout vide, Françoise était partie à son travail depuis longtemps, en quelques jours Françoise avait drôlement changé, elle devenait distante comme si elle avait en permanence un problème mathématique à résoudre de tête, faut dire que les finances du ménage reposaient sur ses épaules maintenant, c'est elle qui assurait notre subsistance, alors elle avait des soucis que je me disais.

Bip bip la cafetière m'appelle, je plonge ma tartine beurrée, c'est un peu moi cette tartine beurrée, je m'enfonce dans le noir bouillant, ma carapace fond en deux secondes, je rumine le pain trempé, je ressasse mon échec à l'Institut, quelle faute ai-je commise peut-on me dire pour qu'on me traite de la sorte? Mais dès que le café me réveille au fond, une voix intérieure me ramène à la raison, je vais te le dire sombre crétin, je vais te remettre à ta place au pas de gymnastique, elle avait raison la chef du personnel, t'es un cul-de-sac à toi tout seul, regarde-toi en face sans complaisance, c'est toi qui as perdu le diplôme, toi seul! tu devais le garder toute ta vie, tu avais cette responsabilité minime mais tu n'as pas assumé, ce n'est pas si difficile que ça de faire attention à ses documents, regarde autour de toi: la plupart des gens s'en sortent très bien, regarde Françoise, elle a le rangement impeccable, elle ne perdra jamais rien Françoise, tu peux en être certain. Songe à tes grands-parents, ils ont connu les guerres et des privations autrement plus méchantes, et cependant ton grand-père a conservé ses papiers auprès de lui jusqu'à sa mort, son Baccalauréat il s'est fait incinérer avec, il avait de la dignité lui, une classe certaine, alors que toi t'es un sous-homme, la honte de ta race.

Une fois que le café s'installait dans mes voies digestives, le réveil était consommé et je comprenais l'effarante monstruosité de ma nature. Je ne faisais pas le malin, je vous jure, ça me retournait les tripes, je m'en voulais à mort, je n'étais pas fier de moi. Maudis sois-tu, que je me disais en me regardant dans la glace de la salle de bains, maudit soit le jour de ta naissance, je me giflais, allez dis-le où tu l'as mis ton Baccalauréat, baffe! allez dis-le, baffe! avoue chien! parle donc! Évidemment rien ne venait, ma mémoire avait un trou à cet endroit, j'étais persuadé de l'avoir mis dans la boîte “B”, je ne pouvais pas l'avoir rangé ailleurs, c'était impossible, pourquoi impossible puisqu'il n'y était pas? pourquoi impossible pauvre débile? et baffe et re-baffe, prends ça, c'est pas volé pour toi, cogne cogne, c'est meurtri que je ressortais de la salle de bains, autoflagellé comme un illuminé, je ne dis pas ça pour que vous ayez pitié, soyons clairs, c'est juste pour vous situer un peu mieux mon état d'esprit.

Que faisais-je ensuite de mes journées? Au début, je le cherchais cela va de soi, je passais aux endroits habituels, à commencer par les boîtes de rangement, puis je rampais le long des étagères de la bibliothèque, comme un robot je répétais les mêmes gestes chaque jour dans l'espoir de m'être trompé, qu'il était là sous mon nez et que je ne l'avais pas remarqué dans un moment d'éblouissement, mais soyons honnêtes, la frénésie des premiers jours avait disparu, je ne m'appliquais pas comme avant, mes gestes manquaient de tonus, curieusement je ne me sentais pas spécialement motivé, avais-je au fond de moi renoncé à le retrouver? Rétrospectivement, je me demande s'il n'y avait pas une pulsion inconsciente qui me bloquait, un désir purement masochiste de boire la tasse jusqu'au bout, sur le coup je ne m'en rendais pas compte mais maintenant que j'essaye d'analyser, mon comportement m'étonne, faudrait en parler avec un spécialiste.

Bref je ne mettais pas tout mon cœur à l'ouvrage, au bout de plusieurs semaines on peut dire que j'avais renoncé, je tripotais vaguement mes papiers en bâillant, j'en avais marre, il n'y avait que les affaires de Françoise que je n'avais pas touchées, vous vous rappelez de sa vexation de l'autre jour? alors j'évitais de jouer avec le feu, je les regardais de loin, pas question de mettre la main à la pâte, elle m'aurait tué. Faut dire qu'au début elle avait montré de la bonne volonté, elle cherchait avec moi, elle se sentait obligée, on était mari et femme, il y avait un contrat entre nous, je ne l'avais pas perdu celui-là, et dans ce contrat que lisait-on? que mari et femme se doivent assistance dans la maladie et le malheur, c'était marqué noir sur blanc, si vous avez le même dans votre couple vous pouvez vérifier que j'invente pas, Françoise le relisait de temps en temps pour être certaine de ses devoirs, puis elle se mettait à m'aider, c'est comme ça que l'on passa en revue ses affaires à elle et je dois dire que c'était plutôt pénible car cette sotte sursautait tous les quarts d'heure, je l'ai! je l'ai! qu'elle gueulait, alors vous imaginez à quelle accélération je soumets mon organisme, où ça? où qu'il est? donne-le-moi! ah flûte, qu'elle fait, fausse alerte je me suis trompée, c'était le mien de Baccalauréat, excuse-moi mon chéri, fais pas cette tête, seulement moi je retombe plus bas que terre, ces fausses joies me sapaient le moral, c'était comme si je le perdais à nouveau.

Finalement un matin on s'est dit qu'il fallait se rendre à l'évidence, le Baccalauréat n'était pas ici, il avait mystérieusement disparu, arrêtons les frais qu'on s'est dit, économisons les forces pour affronter l'existence. Elle n'avait pas tort, en ce sens que l'argent commençait à nous manquer, non seulement je n'avais plus de salaire, mais les impôts me réclamaient des tiers et des quarts que l'on avait oublié de payer à temps, pris qu'on était avec toute cette folie, les lettres recommandées commencèrent à arriver, je sortais leur bordure jaune agressive de la boîte aux lettres, je me mettais à trembler, il n'y a rien de pire qu'une lettre des impôts, vous devez la garder au moins dix ans, pas seulement la lettre mais aussi l'enveloppe qui va avec car le cachet de la poste fait foi, ce n'est pas à moi de vous l'expliquer, vous savez tous ce que c'est. Alors je remontais vers mon appartement avec cette atroce responsabilité dans les mains, encore un boulet à traîner que je me disais, comment allais-je faire avec cette lettre recommandée, moi qui n'avais même pas su garder mon Baccalauréat? Cette perspective m'affolait, j'avais la sensibilité à fleur de peau, je passais la journée à trier mon dossier “I”, “I” comme “impôts”, j'avais des crises d'angoisse, les insomnies m'exterminaient, cette histoire m'avait traumatisé. En plus de jouer avec mes nerfs, le percepteur aspira nos économies dans les pénalités, et l'on se retrouva sur la brèche, Françoise était verte, je n'en menais pas large non plus car je savais que c'était de ma faute.

Je ne sais pas comment on aurait survécu si un jour Marko n'avait pas téléphoné. Je te demande pas si ça va, qu'il fait au téléphone, je sais que non, alors je vais passer te voir ce week-end, te fais pas de bile en attendant, on trouvera bien une solution, va. J'ai raccroché et je me suis dit que c'était une illusion, ça me paraissait tellement extraordinaire que quelqu'un veuille bien s'intéresser à mon sort, vous ne pouvez pas savoir à quel point ça m'a touché qu'il m'appelle spontanément, je me suis dit bordel, les vrais amis ça existe alors, ce ne sont pas que des mythes, j'en ai eu des larmes aux yeux.

Il est toujours optimiste Marko, le bien que ça vous fait les personnes optimistes, surtout quand on est englué comme moi je l'étais, il est venu comme promis le week-end, comment ça va à l'Institut que je lui ai demandé, je ne leur manque pas? Apparemment pas trop, qu'il répondit, en tout cas la chef du personnel est rayonnante depuis que tu n'y es plus, la saloperie pensai-je, faut pas lui en vouloir qu'il la défendait, elle est obsédée par le rangement, on peut dire que c'est son flux vital, et voilà que tu lui perds un papier, tu crois qu'elle a apprécié? C'était comme si tu lui avais dit: Votre profession c'est de la merde”, elle l'a pris comme une insulte. Bon, je fais, je comprends, je n'ai pas de rancœur, je suis le seul à blâmer dans cette histoire, mais quand même elle aurait pu être plus compréhensive, quand un malheur comme le mien frappe une personne la moindre des politesses est de montrer un peu de pitié. On continue avec l'Institut et là il m'apprend une bien bonne, devine qui se tape tes iguanodons, qu'il fait mine de rien, et à la façon dont il avait posé la question je devine tout de suite la réponse: c'était lui évidemment qui se les tapait, ils l'avaient désigné d'office pour prendre mes iguanodons en plus de ses ichtyosaures, pour le coup il était loin de chanter Hosanna, apparemment j'étais la seule guimauve qui voulait s'occuper des iguanodons, alors il avait du vague à l'âme le Marko, les iguanodons n'ont jamais été sa tasse de thé, il se perdait dans mes classements, il n'avait plus le temps de perfectionner son rangement, la vie n'était pas rose pour lui non plus, rien à voir avec mon calvaire mais suffisamment pénible pour qu'il rouspète.

Françoise nous a servi le thé dans sa jolie jupe courte à fleurs, nous étions bien, l'après-midi s'écoulait doucement on aurait dit un robinet qui gouttait, tandis que Marko me remontait le moral, non, disait-il, il ne faut pas se laisser abattre, pense à ceux qui n'ont rien, aucun papier, aucun Baccalauréat, les petits enfants hindous sont plus à plaindre que toi, vous parlez d'une consolation. Oui, ce qui t'arrive est atroce, miaulait-il, c'est un peu comme si t'avais attrapé la lèpre, et je dois reconnaître que tu l'as bien cherché en n'étant pas suffisamment rigoureux, si si on peut le dire, attends je ne cherche pas à t'enfoncer mais ton vase de Soissons est cassé ou je me goure? il n'y a aucun moyen de récrire l'histoire n'est-il pas? alors maintenant tu dois te battre, allons creuse-toi la tête, tu n'as pas pu le perdre, je n'y crois pas, il ne doit pas être si loin que ça. J'ai déjà cherché partout que je lui réponds pour la centième fois, je suis las de cette histoire comme Jésus est las sur la croix, je ne peux tout de même pas le créer à partir du néant, lâche-moi la vie, je n'ai pas la moindre idée où il peut être, je crois même que je m'en fiche au point où j'en suis, je te demande rien. Il en fallait davantage pour décourager Marko, il avait le sermon coriace, les difficultés c'est le meilleur médicament contre l'ennui, disait-il, allons ressaisis-toi. T’es marrant tu crois que c'est facile? donne-moi des idées, je dis, toi qui es si intelligent, je suis prêt à tenter l'impossible, allez je t'écoute. J'avais dit ça un peu sur le ton de la provocation, style t'es qu'un beau parleur Marko mais j'aimerais t'y voir à ma place, ça m'énervait qu'on me fasse la leçon. Lui il restait calme, des idées je vais faire le maximum pour t'en apporter, pour l'instant je n'ai pas grand-chose, je n'ai jamais connu de cas semblable alors ne m'en veux pas si je reste à sec, mais d'ici quelque temps je te promets je la trouverai ta rustine, ensemble on y arrivera, c'est une question de jours. La seule chose dont je suis certain, continuait-il en me fixant solennellement comme quand on dit des choses désagréables, c'est que tu as le potentiel pour y arriver, tu vois je crois en toi, la situation est certes critique mais tu as plus de caractère que la plupart d'entre nous à l'Institut, t'es solide comme le Pont-Neuf. Ça me faisait un pansement qu'il me parle aussi gentiment, c'était mieux que d'entendre Françoise et ses reproches déguisés, pas de doute là-dessus, et quand il m'a dit qu'il me prêtait de quoi payer le loyer, je crus que j'allais m'envoler d'allégresse, vous en connaissez beaucoup qui auraient le portefeuille aussi facile?

10
{"b":"88866","o":1}