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Personne, ni femme ni boulot, personne autour de moi, rien que l'appartement et ses boîtes de rangement éventrées, personne, plus de bruit, je descends la pente, les factures s'accumulent, j'ai perdu la raison de vivre, je n'existe pas, Françoise partie, le calme s'est installé dans l'appartement, un calme qui ne présage rien de bon, le calme du mort après l'agonie. Dans ce calme je m'en vais à la fenêtre, voir les autres bouger en bas dans la rue m'occupe une bonne partie de la matinée, puis je descends personnellement, je vais à la boulangerie pour ma demi-baguette et quand je reviens le calme m'envahit à nouveau, il est en dedans le calme, dans ma tête il squatte, j'en jouirais presque, l'indifférence dans laquelle je m'enfonce me régale, j'en ai marre de souffrir vous savez, j'ai un ras-le-bol général comme quand c'est la dernière journée au bureau avant les vacances.

Je ne souhaitais qu'une chose, un peu de tranquillité, qu'on me laisse dormir pour que les journées défilent sans faire mal, à chaque réveil je me disais en voilà une de moins de journée, te voilà plus près de la mort, tu en es à attendre la délivrance, espérons qu'elle ne va pas tarder. Curieux n'est-ce pas comme mon état psychologique pouvait varier suivant les jours, tantôt j'étais rempli de haine envers moi-même, de me pendre j'avais envie, tantôt je me sentais plus inerte qu'un tabouret. Abruti par la fatalité, je regardais les séries télévisées, comme des saucisses huilées je les enfilais, et puis brusquement j'y repensais à mon Baccalauréat, j'avais le remords insupportable, genre meurtrier repentant, des dents je crissais comme une voiture qui freine, je m'agitais dans mon deux-pièces comme un ballon gonflé qu'on aurait relâché. Puis le calme revenait, ce calme digne de l'Antarctique, des arguments soulageaient ma conscience, après tout je n'avais pas prémédité la perte du diplôme, et puis je n'étais pas spécialement méchant, au contraire, je souffrais et cette souffrance devait suffire à me racheter.

Aujourd'hui quand j'analyse je me dis que c'est peut-être une caractéristique commune à tous ceux qui ont subi un choc, ce va-et-vient inexpliqué entre désespoir et passivité, quoiqu'il en soit je suis persuadé que c'est cette apathie qui m'a sauvé de l'irréparable, j'aurais été capable de m'exploser, essayez donc pour voir de vous retrouver en marge de la société avec en prime la Conscience qui vous met sur le gril, je voudrais bien vous y voir, celui qui me dit qu'il a pas les idées morbides dans ces conditions est un bonimenteur. Ce qui m'a sauvé, je le répète, c'est l'absence de tonus, je me suis habitué à mon état de dégénérescence, sans exagérer je m'y complaisais, c'est atroce de l'admettre, mais c'est la stricte vérité. Je finissais par me dire que j'en avais que faire du Baccalauréat, si je l'avais perdu c'était un signe du destin, ça devait être pour le mieux car on m'avait évité dix-huit années supplémentaires avec les iguanodons, jusqu'à ma retraite j'en aurais bouffé de l'iguanodon, alors youpi, vogue la galère, réjouissons-nous tous ensemble de mon aventure qui a bouleversé une vie somme toute insipide, à travers cette perte ma biographie prenait du volume, bien joué le destin que je me disais! Quand j'avais un moment de libre, avec un brin de masochisme je revivais dans ma tête l'entretien avec le président, je me rappelais ses répliques, je me mettais à sa place et c'était moi qui sacquais le sinistre crétin qui avait perdu son diplôme, ça me faisait du bien, je savourais presque ce double rôle de victime et de bourreau, et finalement je me sentais pas si mal dans ma peau. À la limite, je me disais que si je le retrouvais par hasard ce Baccalauréat sacré, eh bien je le détruirais aussitôt histoire de vivre à fond les manettes, je prenais du goût à aspirer ma ciguë, je m'inoculais le mortel virus comme ces médecins fous qui testent sur eux leurs découvertes. Et je mangeais ma demi-baguette.

Après avoir fait la vaisselle, devinez quoi? je rejoins la fenêtre, en milieu d'après-midi les gens circulent un peu moins, ils sont davantage fatigués, il y a plus de vieux, on les voit qui papotent entre eux le journal du tiercé à la main, je ne serai jamais comme eux que je me dis, je crèverai avant d'arriver au tiercé et c'est tant mieux, on tient pas longtemps avec une demi-baguette par jour. Je n'étais plus qu'une ombre, si vous saviez comme ma mort m'était égale à ce moment-là, d'ailleurs je serais mort volontiers, s'il suffisait pour cela d'éteindre un interrupteur comme quand on coupe les plombs du chauffe-eau je n'aurais pas hésité. Vous pensez que je force sur le mélodrame pour qu'on ait pitié de moi? Détrompez-vous, votre pitié m'est indifférente, économisez-la pour vous-mêmes, je suis la dernière personne à mériter un cheveu de vos effusions. Quand je dis que je pensais au suicide, c'est pas pour vendre plus d'exemplaires, je suis pas du genre autonécrophage, c'est pour que vous sachiez précisément ce qui vous attend si vous tombez dans une situation identique, Dieu vous en préserve! Mon expérience pourrait inciter certains lecteurs laxistes à faire plus attention à leurs affaires, voilà pour quelle raison je vous donne ces détails sur ma déchéance, ne croyez pas qu'un homme prévenu en vaut deux, c'est faux, un homme prévenu vaut dix milliards, il vaut l'humanité entière à lui tout seul, car quand un tordu perd un Baccalauréat c'est l'ensemble de l'humanité qui le perd, c'est l'honneur du sapiens dans son intégralité qui se lézarde par la faute d'un seul Caïn.

Eh! les vieux du tiercé! oui, vous! retenez bien ce que je raconte! Courez vite chez vous pour vérifier qu'il est encore là votre Baccalauréat, qu'il ne s'est pas fait la malle comme le mien, croyez-moi je divague pas, ça peut être très grave un Baccalauréat qu'on laisse sans surveillance, mais vous pensez qu'ils m'écoutent les vieux? que dalle ils entendent, leurs appareils ne captent que le bruit de la rue, la toux des voitures recouvre ma voix, ils s'en vont les vieux, ils tirent leur caddie, le troquet les attend.

En revanche, s'il y en avait un qui ne manquait pas un gramme de ce qui m'arrivait, c'était le maniaque d'en face, il vivait ma chute en direct, je le voyais qui se cristallisait derrière sa vitre, il délaissait sa paperasserie pour me mater comme si j'étais une revue pornographique, et j'avais parfois l'impression qu'il prenait des notes. Et puis un jour je l'ai aperçu qui me regardait à la jumelle, il avait ouvert sa fenêtre, son buste dépassait comme d'une tranchée, il m'a étudié ainsi pendant quarante minutes, puis il m'a fait signe comme l'autre jour, coucou! il faisait du bras, salut je lui fais de la tête, tu veux qu'on aille au photomaton ensemble? Il n'entendait rien évidemment, il répétait bêtement coucou! puis il fit un grand arc de cercle avec son avant-bras, venez! disait-il, venez chez moi, je vous invite, allez venez quoi, ne vous faites pas prier.

J'étais intrigué, alors je me suis dit pourquoi pas? j'ai mis une veste, en deux minutes j'étais en bas, je parlais à l'interphone, il m'ouvre la porte, il me salue en récitant des politesses qui sonnent comme des alexandrins, oh mon voisin, depuis le temps que nous sommes voisins s'il n'est pas regrettable qu'on ne se tutoie pas encore. Si fait, je lui dis, je vous vois tous les jours, “tu” on se dit “tu” qu'il insiste. Elle sonne faux cette familiarité qu'il m'impose, mais je me rends sans protester, bon d'accord je dis, je te vois tous les jours, tu es impressionnant avec ces quantités de papiers que tu ranges par jour. Oh ce n'est rien, qu'il me fait le modeste, je suis retraité alors j'ai pas mal de temps, et puis quand on quitte le monde actif ce n'est pas la nouba: dans la ligne droite avant le cimetière, il faut une occupation, on a souvent le cafard, heureusement j'ai ma petite drogue pour m'amuser en attendant le croque-mort, je veux parler de ma collection, la collectionnite je l'ai dans le sang, dans ma famille ils étaient tous des marchands.

Une collection? de quoi? Ben voyons une collection de papiers, rien que ça! pourquoi pas de meubles Jacob ou de gravures de Rembrandt? il ne se refusait rien le retraité, moi qui le prenais pour l'un de ces vieux qui puent le camphre à force de traîner dans les pharmacies! Et les tas que l'on voyait avec Françoise, ce n'étaient pas des notes de teinturier ou un plan d'épargne obsèques, rien à voir avec la navrante banalité de mes papiers personnels, il visait plus haut le voisin, c'étaient des collections qu'il achetait pour les revendre en doublant leur prix, des échantillons qu'on lui envoyait pour sa bourse aux échanges, des catalogues de ventes sur offre qu'il annotait. Mes loisirs, disait-il, je les consacre exclusivement à mon hobby, ce qui m'a permis de constituer une des plus belles collections de la place, et il se met à déballer ses trésors, c'est terriblement exhibitionniste les gens qui collectionnent, ça veut vous éblouir comme un bout de verre au soleil, il fait pas exception le voisin, il ouvre ses classeurs pour un strip-tease intégral, j'ai droit à une visite guidée.

Histoire de me mettre en appétit, il a commencé par des documents ordinaires, voilà une contremarque de l'opéra vieille de cinquante ans, rien de bien excitant mais il s'y était attaché, voilà un des premiers formulaires de transport, celui-là il l'avait hérité de sa grand-mère, elle gardait tout sa grand-mère, il pouvait lui dire merci à sa grand-mère. Le spectacle s'enlisait, entre les bordereaux, les reçus, les billets de loterie, on a escaladé son arbre généalogique fait de grands-mères prévoyantes et de grands-tantes économes, je le regardais comme on regarde un caniche qui pisse, je ne disais rien style je m'en fiche, c'est alors qu'il se cambra, passons à des documents plus rares fit-il, et là j'ai compris que j'avais bien fait de venir, dans un musée j'ai cru qu'on était, ce qu'il me montrait dépassait mes pauvres connaissances d'alors. Tenez, disait-il, voici la déclaration d'impôts du Premier Ministre, oui oui celui-là même, voici le permis de conduire de l'Ambassadeur, prenez-le, ne tremblez pas comme ça, regardez comme la couverture a jauni, on voit que le papier n'était pas de qualité à l'époque. Ah voici une pièce particulièrement intéressante, c'est un titre de propriété pour la villa du Grand Chambellan, voyez c'est un modèle peu courant, l'en-tête est gravé en taille douce, on en connaît que trois exemplaires, l'un est au British Muséum, l'autre à la Bibliothèque nationale, le troisième hé-hé vous l'avez entre vos mains, n'ayez pas peur il est assuré.

Je réceptionnais ses documents comme on reçoit l'hostie, je les manipulais doucement comme s'il m'avait donné un tube de nitroglycérine, j'avais la paume moite, je me trouvais tout bête, vous savez cette impression que l'on a quand on se retrouve devant un érudit, on se sent microscopique, comme écrasé par le cerveau d'autrui. Pas de doute, le sagouin s'était constitué une collection exceptionnelle, je n'ai jamais été collectionneur, les timbres par exemple je trouve ça plutôt ridicule, mais je savais apprécier une collection de papiers, j'en connaissais trop la valeur! Chaque feuille qu'il me tendait représentait une vie, souvent tragique, comme avec ce livret frappé de la croix-rouge avec une Marianne en filigrane où je reconnus un carnet de vaccinations de l'ancien modèle, celui-là même qu'avait perdu notre ex-ministre de la Santé et qui avait fait le bonheur de la presse à scandale. Pauvre homme! c'est pour cette brochure imprimée sur du papier chiottes qu'il s'était suicidé, honnêtement il n'y avait pas de quoi, c'était disproportionné comme réaction, si l'on se suicidait pour des pertes aussi banales on serait dépeuplé mieux qu'avec une bombe atomique, mais il avait le sens de l'honneur monté en épingle notre ministre, alors il n'a pas résisté à la chasse à l'homme des médias. Sacré bonhomme! puisses-tu reposer en paix, je priais, que Dieu ait ton âme, pauvre créature éclaboussée, je suis comme toi maintenant pensai-je, diablement ému j'étais devant le filigrane de Marianne, je pensais à mon diplôme chéri qui en avait une aussi de Marianne, quelque part dans le monde il se trouvait mon Baccalauréat, scellant mon destin par son absence. Si l'autre s'était suicidé pour un carnet de santé de rien du tout, que devais-je faire moi, je vous le demande?

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