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VII

J'ai dû faire pénitence à une dose vraiment exceptionnelle car tenez-vous bien, un beau jour il est réapparu. Vous me croyez pas? je vois, vous me pensez dérangé, il prend les vessies pour des lanternes que vous éructez, c'est sa douleur qui lui est montée au cerveau, et pourtant j'invente rien, je vous le remets en capitales: IL EST RÉAPPARU, prenez vos lunettes et relisez s'il le faut, relisez donc ça me fait plaisir, servez-vous c'est ma tournée, il est réapparu alors que j'avais aucun espoir, et paradoxalement ce fut mon malheur qui causa son émergence. Je veux parler de l'article dans le journal, celui qui démultipliait ma honte et faisait de moi un antihéros. Vous avez vu n'est-ce pas comme cet article m'avait fait sortir de l'anonymat, or il se trouve que tout ce qui est connu devient monnayable, j'avais un prix maintenant, les papiers qui m'avaient appartenu faisaient saliver les collectionneurs, dans leurs catalogues ma cote montait et c'était bien le seul domaine où elle montait ma cote!

Avec ce tapage mercantile autour de mon nom, un matin je me réveille et j'apprends à la radio que mon Baccalauréat allait passer en vente publique à l'Hôtel des ventes. J'ai cru d'abord à une farce, elle est bien bonne celle-là je rigolais, quel est le comique qui a inventé cette histoire grotesque, lorsque le téléphone se met à sonner. C'était le collectionneur d'en face qui me confirma l'incroyable nouvelle: quelqu'un voulait profiter de ma soudaine notoriété et avait mis mon Baccalauréat en vente dans l'espoir de faire une bonne spéculation. Selon le collectionneur, ce quelqu'un c'était forcément moi, il avait l'esprit vicieux le collectionneur, il me soupçonnait d'avoir monté cette affaire pour me faire mousser et toucher le jackpot, tu es retors disait le collectionneur, c'est un beau coup de Trafalgar que tu fais à la profession d'antiquaire, mais t'en fais pas on te fera passer aux rayons X, tu ne pourras plus cacher tes petites combines, compte sur moi, à moins que tu ne me mettes au parfum, un petit dix pour cent me suffirait.

Au nez je lui ai raccroché, sur la moquette je me suis replié car j'avais les jambes flagada, c'était l'émotion vous vous en doutez, un choc terrible, mais aussi un sentiment de victoire, le chantage du sagouin j'en avais que faire, j'entendais le bourdonnement dans mes oreilles, Il est là, Il existe, des témoins l'avaient vu, t'as bien fait de t'acharner. Oui vous avez raison, on peut parler de miracle, que sont Lourdes et Notre-Dame-de-Lorette à côté de ce qui m'arrivait? Au moment où je vous écris, je la sens encore cette chair de poule qui me parcourt en geysers comme un mousseux un peu tiède qu'on verse, je sens ma gorge angineuse, les aisselles inondées, ah! quelle jouissance! il avait refait surface mon animal du loch Ness!

Mon second réflexe fut pour Marko, je l'appelle aussitôt, allez, il me dit, ce soir je t'invite au restaurant, un Baccalauréat qu'on retrouve ça s'arrose. Et comment! je lui fais, on va se faire une beuverie pour oublier les années noires, c'était grandiose à quel point mon attitude avait changé, je rayonnais d'optimisme, pourtant je n'avais pas plus mon Baccalauréat que trois heures auparavant, inconsciemment je me doutais bien que le récupérer ne serait pas une partie de plaisir, mais vous savez comment sont nos réglages internes, on se surprend à fantasmer alors que rien ne le justifie, on se laisse facilement berner par l'espérance, les chimères trouvent mille moyens de s'infiltrer.

Ça sonne à nouveau, c'est au tour d'un timbre familier de résonner dans le combiné, pendant une seconde je cherche mes repères, cette voix où l'avais-je entendue auparavant? et puis ça me revient, Françoise! Oui, qu'elle fait, je t'appelais pour un petit bonjour, j'ai appris pour la vente aux enchères, tu sais ça nous a soulagés qu'on le retrouve, la famille, les collègues, on a été ravis d'apprendre la nouvelle, on se faisait du mauvais sang pour lui, sa disparition nous avait traumatisés, par ailleurs je voulais t'encourager, c'est peut-être l'occasion ou jamais de le récupérer. Merci du conseil, je fais, je tâcherai de me débrouiller, c'est tout ce que t'avais à me dire? Non, vous pensez bien, elle voulait frimer aussi, me dire qu'elle était maman, pas de moi elle précise, de quelqu'un de plus solide. Mais ce n'est pas tout, elle avait un boulot d'enfer à la Bibliothèque nationale, d'enfer je dis ça dans le sens positif, avec ses talents pour le rangement ils l'ont embauchée dare-dare, directrice des archives ils l'ont mise rien que ça. Dis donc je fais, tu as bien fait de me larguer, ça t'a donné des ailes ma parole, elle se tait à l'autre bout du fil, puis elle dit qu'elle pense souvent à moi, j'en déduis qu'il lui reste du sentiment, ce n'est peut-être pas le feu de Bengale, mais l'étincelle n'est pas morte. Tu vois je lui fais, tu avais tort de me croire irresponsable, le Baccalauréat existe bel et bien, je n'ai pas volé mes diplômes. Eh faut pas pousser qu'elle répond, il existe peut-être et c'est un grand bonheur qu'on l'ait retrouvé mais tu l'as perdu quand même ce qui ne change rien à mon diagnostic, quand tu l'auras récupéré on en reparlera, si d'ici là je n'ai pas un meilleur parti qu'elle ajoute. Tope là! je raccroche et soudain je doute, vous savez ce genre de doute qui vous tétanise alors que la partie semble gagnée, je me demande si je rêve pas, j'en ai tellement eu des fausses bonnes nouvelles.

Du doute à la réalité il n'y a qu'un pas, plus exactement six stations de métro sans changement jusqu'à l'Hôtel des ventes, le jour venu je les enfile et… le voici! le doute n'est plus permis! c'est lui, je le reconnais! Comme on se retrouve! Je lis mon nom tapé à la machine en plein milieu du document, oui, c'est bien de moi qu'il parle, mes chevilles font la bascule, je n'ai plus la force de bouger, même tourner la tête est devenu impossible, je suinte l'extase, en adoration je suis devant mon Baccalauréat, ou devrais-je dire: devant ce Monument, car la feuille a jauni avec le temps et ça lui donne une patine, je suis ému c'est peu dire, comme j'aperçois en bas le tampon du Ministère et le profil de la République encapsulée dans une capote, j'ai le cœur qui se serre, le genre de réaction quasi mystique que l'on ressent parfois quand on lit une poésie. Ah j'oubliais de vous préciser, c'est l'émotion vous comprenez, nous sommes chez le commissaire-priseur. Mon Baccalauréat est dans une console blindée, de partout on l'éclairé, des spots lui chauffent la peau, c'est une vedette dans son genre mon Baccalauréat, Miss France n'en reçoit pas autant de lumière quand elle est en maillot, des messieurs très distingués genre banquiers à la retraite s'agglutinent devant lui, ils sont d'un âge conséquent ces messieurs, on peut dire que la mort les a repérés mais ça ne les empêche pas de baver comme des gamins devant un sex-shop, ils plissent les yeux pour en voir tous les détails, dans la salle d'exposition il fait chaud, ils transpirent sous leurs trois-pièces, les spots ça vous donne du rayonnement, l'oxygène a brusquement fondu, il a été remplacé par l'odeur du fauve, impossible d'entrer dans la salle sans que ça vous prenne au nez, heureusement une fois que vous y êtes l'organisme s'habitue. Je me faufile dans cette ambiance, on sent l'adrénaline, elle est palpable je vous dis, on pourrait y accrocher son manteau, c'est l'adrénaline des enchères, les collectionneurs comptent leurs sous, dans leur tête ils analysent leurs capacités financières, ils se fixent des limites à ne pas dépasser, on les sent fébriles, c'est leur argent qu'ils s'apprêtent à jouer. La veille, peu d'entre eux ont dormi, on voit leur teint blafard qui se découpe sur les tentures rouges, certains font semblant de lire le journal, leurs yeux sautent de titre en titre sans en saisir le sens, leur esprit est ailleurs, ils prient comme ils n'ont jamais prié, en secret ils espèrent que personne n'en voudra de cette feuille qu'ils convoitent, leur rêve serait que le commissaire commence les enchères et pas un chat qui se manifeste, alors ils raflent la mise pour une bouchée de pain, mon Dieu faites donc que je sois le seul, ô Dieu j'en ai tant envie de cette feuille dans ma collection, c'est une question vitale pour un collectionneur, vous devez le comprendre mon Dieu, vous qui collectionnez les âmes! Et moi je prie comme eux, sauf que c'est ma survie qui passe aux enchères, j'en ai follement besoin de mon Baccalauréat, pas la peine de vous faire un dessin, je ne peux pas le laisser à un inconnu, pourtant je n'ai pas un rond, comment ferai-je pour le récupérer? Accablé, je m'installe au fond de la salle, la grande braderie va commencer, je vais assister impuissant à la liquidation de ma merveille sans pouvoir réagir, c'est un sentiment curieux qui me tient au ventre, un peu comme si j'assistais à ma propre mise à mort.

Messieurs, la vente est ouverte, les frais sont de tant de pour cent en sus des enchères, le commis débite les mots d'usage, un silence respectueux se fait dans la salle, les gens sont comprimés les uns contre les autres. Le commissaire tape les trois coups réglementaires, et voilà que les objets se mettent à défiler, secrétaires Louis XV, banquettes Consulat, les prix sont affichés sur un grand tableau au-dessus du commissaire, ça lui fait comme une auréole. Les mains se lèvent mollement, allons messieurs un peu d'entrain! je vais adjuger, le marteau claque, lustre Régence pour la casquette à la cimaise, adjugé!

Ils sont rusés chez le commissaire, ils n'envoient pas mon Baccalauréat tout de suite, ils laissent la tension monter avec les meubles, ils font attendre pour que les nerfs se compriment davantage, ce sont des psychologues de premier ordre, ils balancent la camelote d'abord. Les prix restent raisonnables, on dirait que les marchands se réservent pour la suite, alors le commissaire fait venir quelques femmes de collection, dont une blonde très vulgaire, d'habitude ce genre de femmes plaît énormément aux vieux, le blond fait électrochoc. L'effet est là, ceux des premiers rangs se précipitent pour palper la marchandise, le commissaire laisse faire, avant de passer aux choses sérieuses il veut un peu de sérénité, que l'atmosphère se décharge des électrons, alors ils la couchent sur la commode en nouille, on la voit qui gigote style vous m'ennuyez, mais on ne lui demande pas son avis à celle-là! un ouistiti aux cheveux replantés s'introduit déjà, les vieux c'est très anguille, ça se faufile dans les moindres recoins pour peu qu'il y ait un peu de chaleur. Un chauve avec des plaques rouges sur le crâne s'affaire autour de la jolie bouche rose, la blondasse a une contenance prodigieuse, elle n'est plus debout depuis longtemps, sa chevelure s'est éparpillée sur l'acajou tandis qu'un grabataire s'en frotte le membrillon, et moi je reste au fond de la salle, de toute façon traverser la foule des vieilles peaux tient de la mission impossible, ils forment une masse compacte de touffes cramoisies, à ce stade je ne vois même plus ce qu'ils font, on entend des brames et le commissaire-priseur qui tempère les ardeurs, attention qu'il crie, si vous l'abîmez ça va baisser son prix, ménagez-vous messieurs, prenez garde à vos stimulateurs cardiaques, soudain il a peur de voir sa clientèle indisposée, alors il accélère la mise à prix, qui en veut de la fille? regardez le beau modèle, allez messieurs pour ce prix-là c'est donné, hop hop adjugé! et voici les manutentionnaires qui emmènent le corps parfumé dans les réserves, on lui épingle un numéro sur le sein gauche, elle fait un au revoir du menton, toute la salle est sous le charme.

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