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Reste le gros morceau, le salon et son mur de dossiers qui me rendent songeur rien qu'à les regarder, ces étagères qui contiennent la quintessence de mon chemin terrestre et j'exagère pas, je veux parler des documents qui ont rythmé mon existence du point zéro jusqu'à aujourd'hui. Du certificat de naissance à ma carte d'électeur, en quarante et une années j'en ai accumulé des papiers, ça fait plaisir à voir ces cartons classés par ordre alphabétique, ils jalonnent ma vie comme les pierres du Petit Poucet. Quand j'ai le cafard, c'est là que je viens me réfugier, dans la douce pénombre des dossiers. Je m'assieds en face et mes tracas s'envolent aussitôt, je me sens libéré comme un gaz, avec en prime une sorte d'euphorie philosophique, une communion avec l'intangible. Il suffit alors que je prenne un paquet de quittances et c'est une marée de souvenirs qui m'inonde dans la tête, je retrouve les odeurs du temps passé, je feuillette et je sniffe, je remonte ma trace dans le temps.

Comme la plupart des salariés, je dispose pour ma vie personnelle de deux journées par semaine, le samedi et le jour du Seigneur que j'apprécie particulièrement car il n'y a pas de courrier ce jour-là. Seulement avec ce que j'ai comme documents, deux journées pour profiter de mes étagères c'est à peine suffisant. Il y a la poussière évidemment qui se dépose, mais surtout c'est l'arrivée hebdomadaire des nouveaux papiers, les factures, les avis de loyer, les taxes, qui nécessitent une vigilance de tous les instants. Bien sûr je pourrais y consacrer moins d'énergie, je pourrais profiter du week-end pour promener épouse et portefeuille aux grands magasins, mais que voulez-vous j'ai un minimum d'intégrité. Homo sapiens je me sens, oui, parfaitement sapiens. Ça fait longtemps que les traces simiesques ont disparu de mon arbre généalogique, alors je ne vois pas pourquoi je devrais céder à des pulsions consuméristes ou m'affaisser devant la télé comme un immeuble que l'on dynamite alors que mon compte rendu de visite médicale n'a pas encore été archivé, et c'est tout un problème, dois-je le ranger sous la rubrique “M” comme “Médecine” ou dans “T” comme “Travail”, les deux solutions sont viables, j'ai passé la visite dans le cadre obligatoire de la médecine du travail, que dois-je privilégier dans ce cas? C'est pas simple, j'hésite depuis plusieurs jours, mais c'est ça aussi le bonheur du rangement, le doute permet aux plus artistes d'entre nous d'avoir une approche créative, si tout était figé d'avance on n'aurait plus de raison de vivre.

Le coup de l'homo sapiens c'est pile ce que j'ai dit à Françoise le jour où l'on s'est connu, et je pense qu'elle a eu le coup de foudre parce que j'étais un type responsable. Ça vous sécurise une femme croyez-moi de savoir que les papiers seront toujours impeccablement rangés, au fond c'est ce qu'elles cherchent toutes de nos jours, ce ne sont plus les rebelles aux cheveux longs qui ont la cote auprès des femelles, mais bien les types comme moi qui font correctement leur travail d'archivage, ceux qui ont les pieds sur terre. Ainsi s'opère la sélection naturelle.

Un contre-exemple sur le plan de la responsabilité vit dans l'immeuble de l'autre côté de la rue, je veux parler du bourgeois en frac style présentateur, depuis dix ans que j'habite ici je ne l'ai jamais vu sans nœud papillon, à croire qu'il est né tout habillé. Avec de tels efforts vestimentaires on pourrait supposer qu'il est rigoureux dans son rangement, eh bien non, l'habit ne fait pas le moine. Je le vois souvent qui traîne devant la fenêtre en bâillant comme s'il voulait sortir de son corps, triste nœud qui se prend pour une vedette sous prétexte qu'il possède une armoire d'archivage en acier chromé de chez Robert amp; Sons. Elle fait mon salaire annuel cette armoire, mais le nœud papillon l'a achetée un jour d'avril comme on achète un kilo de navets et l'a plantée en face de la fenêtre dans le rayon de soleil exprès pour qu'on la voie de loin. Chaque matin, il pousse l'énorme porte blindée, un reflet balaie notre façade et l'on se colle aux fenêtres dégoulinant d'envie, on le braque tandis qu'il ajuste son nœud, puis il plonge ses mains grassouillettes de fondé de pouvoir vers les petits tiroirs où il garde ses dossiers, il les sort un par un, soi-disant pour vérifier leur contenu, mais en réalité c'est pour épater la galerie, nous impressionner avec son Robert amp; Sons, l'air de dire: “Matez bien les ploucs de votre immeuble en face, prenez-en plein les mirettes, voici un instrument que vous ne posséderez jamais pauvres trous que vous êtes.” Il frime tout ce qu'il peut l'enfoiré, mais ça finira un jour par lui retomber sur la figure, je vous le dis, rira bien qui rira le dernier parce que le travail de fond, l'archivage, le contrôle des références, l'élimination des doublons, la mise à jour de l'agenda, eh bien il le fait par-dessus la jambe, le frimeur, sans s'appliquer, sans penser à ce qu'il fait, comme un automate. Une heure par jour, c'est tout ce qu'il consacre au rangement de son énorme armoire, oui oui, vous avez bien lu, une heure seulement. Il se croit sans doute au-dessus du lot, le coup de la cigale et la fourmi il connaît pas, il se dit qu'il peut expédier en une heure ce qui demande à d'autres une demi-journée de travail. Pauvre prétentieux! Une heure par jour, moi je dis: autant ne pas le faire. Soit on s'applique, soit on laisse tomber. D'autant qu'avec l'argent qu'il gagne, il pourrait embaucher un archiviste à temps plein, un gars qui aurait fait Polytechnique, il y a de vrais pros qui vous libèrent de beaucoup de soucis, non que vous n'ayez plus rien à faire, ça jamais, faut pas rêver, mais enfin ça rassure d'avoir un professionnel à vos côtés. Il ne pense pas à ces trucs-là le nœud papillon, il ne s'applique pas, la foi du rangement il ne connaît pas, il ne pense qu'à nous écraser à distance. Bah! laissons-les dans leur fatuité les nœuds papillons, pardonnons-leur, mes amis, car ils ne savent pas ce qu'ils font.

Rien à voir avec mon autre voisin, le presque chauve, on le trouvait idem dans l'immeuble en face, un étage plus bas que le nœud papillon, plus près de la Terre, ce qui le rendait plus réaliste. Lui c'était du solide je vous garantis. On pouvait compter sur son sens civique, du papier il en triait toute la journée, il ne sortait que pour faire les courses, il revenait les mains chargées de dossiers, c'était son courrier du matin, il devait être inscrit à un club qui lui envoyait ces tonnes comme manne du ciel, on le voyait qui emmenait le paquet chez lui, il en étalait le contenu sur sa table de la salle à manger, c'étaient des milliers de feuilles et je blague pas, on l'observait à la jumelle, et le voilà qui se mettait à tout trier en mâchouillant son sandwich, il ne prenait même pas le temps de manger correctement, c'est ça la passion. Le soir quand on y pensait, on jetait un coup d'oeil, il y était encore, il avait presque fini, il ne lui restait qu'une miette, et là on s'émerveillait Françoise et moi, les feuilles étaient disposées en éventail, on voyait qu'il les gérait au millimètre, on se disait qu'il était quand même fortiche de faire ça du matin jusqu'au soir, même si comme je dis toujours ce n'était pas un exploit compte tenu du temps libre dont il disposait. Il devait être en préretraite, ou rentier, en tout cas il ne faisait rien de la journée, alors forcément ses étagères étaient magnifiques, et nous on l'admirait de l'autre côté de la rue. “Le maniaque” on l'appelait, Françoise et moi, et pas uniquement à cause des papiers, c'est aussi qu'on a été frappé par la quantité de femmes qui venaient chez lui, des femmes plutôt mûres, vous savez du genre divorcées avec des enfants étudiants, les désabusées en somme, elles s'accumulaient chez lui en strates sur le canapé, grosses ou maigres peu lui importait il les honorait toutes, comme quoi ce n'est pas une question d'âge mais de tempérament.

On les regardait avec Françoise, ils nous donnaient des idées, les vieux c'est bien plus salace que les jeunes, ils osaient des compositions que l'on n'aurait jamais imaginées, leur fougue était contagieuse, on ne tardait pas à les imiter, avec tout de même au fond de la conscience une certaine honte à n'être pas aussi intransigeants avec les papiers, à manquer de professionnalisme. Question de temps, je le répète.

Dans la vie on a tous un joker. Certains ont une Robert amp; Sons, et ils ne sont pas à plaindre croyez-moi, d'autres ont du talent pour le rangement, moi j'avais Françoise que j'aimais sérieusement, par concupiscence. C'est que les formes de Françoise étaient un défi à la géométrie d'Euclide, c'étaient des proportions qui auraient rendu jaloux un nombre d'or, demandez à Marko si j'embellis. J'admets certes qu'elle a un peu vieilli, le cou notamment s'est ridé en crevasses, le mollet s'est durci et fait saillie ce qui n'est pas forcément esthétique, que voulez-vous le temps est l'ennemi des pin-up comme il est l'ennemi du rangement, les femmes et les papiers jaunissent au soleil, il y a rien à faire, la mémoire est notre seul moyen de faire face, dans ma mémoire elle restera pour la nuit des temps ma caille du premier jour.

Dites qu'elle était belle ma Françoise ce jour incandescent où l'on s'était donné rendez-vous à la statue de Balzac. On a pris un café à la brasserie des écrivains, ça l'a impressionnée la pauvre petite toutes ces célébrités incognito qui sirotaient leur jus en tirant sur le cigare. Elle les pointait de l'index en me demandant discrètement leur nom, je m'empressais de répondre, j'étais ravi par son ingénuité, alors je lui montrais la jeune révélation de l'automne, elle poussait des oh mais c'est pas possible, il est si jeune, si si je lui disais, les révélations sont toujours jeunes, c'est une loi universelle Françoise, elle comprenait en hochant la tête. On distinguait aussi le chantre du nouveau roman à ses longs cheveux très propres, il déboutonnait et reboutonnait sa chemisette comme s'il était sur scène pour un strip-tease, Françoise tenta vainement de flirter à distance, hélas pour elle le nouveau roman avait d'autres soucis en tête, alors on s'intéressa au fond du café où il y avait la traditionnelle brochette des académiciens pour qui c'était l'heure du digestif, Françoise répétait les noms compliqués après moi, se trompait dans les particules, recommençait en pouffant, jamais on a autant ri que ce jour-là.

Peut-on jamais oublier l'aurore dans ses yeux quand j'évoquais mon métier de paléontologue avec tout ce que ça comporte comme formation, le Baccalauréat bien sûr, mais aussi les diplômes universitaires, une maîtrise en archivage niveau deux, mes stages dans les centres de tri du Ministère, oh j'étalais mes atouts comme un paon, je paradais monstrueusement sans me rendre compte évidemment du ridicule qui garnissait cette scène de séduction. Le paradoxe voulait que c'était précisément ce qu'elle attendait de moi, que je lui montre mon côté Kennedy, de la poudre aux yeux elle en redemandait, alors ça marchait du tonnerre. Quand sera venu le moment de crever, je crois que je savourerai encore cet instant admirable, lorsque la pupille s'altère et qu'une jupette bleue spécialement composée à mon intention se relève à mi-cuisse. Pendant que le serveur nous apportait le viennois, on s'est mis en position, elle à plat ventre sur le guéridon, la jupette flottant dans le dos comme un pavillon baissé, et moi dans l'alignement de la terrasse. Le pantalon est tombé tout seul tellement j'en avais envie, je poussais en m'agrippant à ses hanches, j’étais un peu malhabile comme le jour où j'ai fait de la bicyclette pour la première fois, le guéridon valsait de droite à gauche, le sucrier tomba avec un bruit de faïence toc, je rougis violemment, le garçon m'adressa un regard plombé et se mit à ramasser les morceaux sans m'accabler de reproches comme si rien de particulier ne venait de se passer. Je lui en fus reconnaissant et mes affaires terminées je réglai le supplément en y ajoutant un pourboire… Je l'ai encore là, si vous voulez voir, la facture du sucrier, à la lettre “I” comme “incidents”, bougez pas je vous l'apporte, et puis non, vous avez raison, ce genre de détails n'intéresse que moi, vous devez en avoir plein votre vie d'incidents semblables.

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