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Reste l'épilogue, mais vous vous en doutez que tout se passa pour le mieux, Marko avait eu raison comme d'habitude, j'ai retrouvé mon Institut avec les honneurs, on aurait dit un happy end à l'américaine, sous l'avalanche des louanges mon amour-propre guérissait bon train, au fond je ne suis pas rancunier. Pour me faire plaisir j'ai dit quelques grossièretés à la chef du personnel, des choses corsées où je citais sa mère associée à des abominations genre bestialité, elle ne s'outragea pas loin de là, on peut même dire qu'elle en fit un plat royal, elle me prit au mot et m'invita chez elle, voilà ce qui s'appelle saisir la balle au bond. Nous étions à quatre dans un lit avec sa mère et son compagnon domestique, j'avais des accessoires dans chaque main (je me souviens d'une laisse qui se tendait à m'arracher le bras), je gigotais ne sachant par quel bout commencer, chaque centimètre de ma peau était en contact avec quelque volupté, on peut dire que j'avais atteint le nirvana, quand j'ai soudain perdu l'appétit, vous savez cette lassitude qui vous écrase sans crier gare. Je regardais le plafond où l'on avait suspendu une glace tournante et je me disais: est-ce ainsi que se comportent les monstres sacrés? et la réponse fusait sans appel: non, ceux qui possèdent la sagesse ont une responsabilité envers les autres, ils doivent éduquer, transmettre leur savoir, ils sont les phares qui guident l'Humanité. Tandis que je m'agitais contre la muselière, la mère poussait des ooh! et des aah! très vulgaires, mon corps dérisoire swinguait sur le matelas à la recherche du tas de poils, on aurait dit que je ne m'appartenais plus, tandis qu'en réalité mon esprit s'éveillait et je prenais conscience de la petitesse de mon âme. Voilà que j'étais passé entre les lames du rasoir, quelle chance incroyable j'avais eue de survivre dans ces circonstances dramatiques, et j'enfouissais ce trésor au fond de moi, je perdais mon temps en galipettes au lieu de propager la bonne parole.

Alors je me suis arraché à la six-quatre-deux, j'ai bondi comme ébouillanté, à la papeterie j'ai couru, donnez-moi des feuilles vierges j'ai crié, Marko a raison il faut écrire, l'écriture transcende l'homme c'est ce qu'ils disent tous, et me voici dans mon deux-pièces, les demi-lunes perchées au-dessus de ma table de travail, j'essaie de raconter mon horrible existence dans des mots aspirines que tout le monde pourra assimiler, de la boulangère au président de l'Institut, il faut que mon texte soit accessible au plus grand nombre. En même temps ça me lave d'écrire, j'expie mes péchés, c'est ma croix que je porte, et croyez-moi ce n'est pas facile. Les feuilles que j'ai déflorées m'inspirent une sorte de peur mystique, je me dis que je prends des risques avec toute cette paperasserie nouvelle, j'augmente la probabilité d'égarer autre chose, rien qu'à l'idée j'ai une arythmie cardiaque qui se déclenche. Pour me soulager de la pression, je vais à la fenêtre, là-bas rien n'a changé et ça me rassure de retrouver mes repères, le collectionneur qui s'affaire au rangement, le nœud papillon qui fume le cigare, un de ces quatre on l'emmènera chez les fous le nœud papillon, à force de jeter des lettres recommandées son cas deviendra irrécupérable, pourtant on dirait qu'il n'attend que ça, je ne sais pas si c'est ce que l'on appelle de l'inconscience, non, cela va au-delà je crois, c'est carrément un symptôme de dégénérescence. En voie d'extinction on est, je vous jure. Si l'on ne se ressaisit pas, à l'image du nœud papillon ou de mon Baccalauréat disparu, on perdra la ferveur, et pire: la beauté du rangement ne parviendra plus à nous émouvoir, sa spiritualité nous sera comme langue étrangère, II ne nous restera plus alors qu'à remonter sur les arbres.

L'important n'est pas dans l'épilogue, camarades bacheliers. L'Institut on s'en fiche. C'est pour vous que j'ai accepté l'ouvrage, pour vous, pas pour moi, j'insiste. Non, je ne souhaite en retirer aucune gloire. Pour tout vous dire, ce que je désire le plus en ce moment c'est me retirer dans ma coquille. Vous croyez que c'est réjouissant d'aller à confesse publiquement, de raconter à quel point on a été négligent? Seulement mon sens du devoir arrive à un âge où il faut prendre soin des générations qui montent, la sève nouvelle, ceux qui n'ont connu que les bons côtés du rangement, qui sont aveuglés par l'étonnante facilité que leur procure leur jeunesse, ceux-là ne voient que la jouissance d'un papier bien classé sans ressentir les dangers. En vérité je vous le dis, l'important est dans la surveillance constante de vos effets. C'est un plaisir mais aussi une contrainte, un travail permanent, comme l'hygiène. Dites-vous bien que le Baccalauréat c'est vous-même. Quand vous l'égarez c'est votre souffle divin qui s'égare.

Il est temps maintenant d'arrêter le sermon, je crois que vous avez saisi, vous n'êtes pas plus bête qu'un autre, vous avez même du cœur à votre insu car j'ai décidé de reverser mes droits d'auteur sur ce livre à une association d'aide pour ceux qui égarent, ainsi je suis libre de toute bureaucratie liée à mon éditeur, je peux me consacrer à mes souvenirs. En échange de vous avoir ouvert mon calvaire avec une qualité de son comme si vous étiez en direct, je ne vous demande qu'une chose, écoutez-moi bien, c'est de ne jamais, au grand jamais, de ne jamais venir me demander d'autres travaux d'écriture, de conseils, de témoignages, que sais-je encore? La plaie est encore ouverte. Alors soyez comme les dents de lait et disparaissez à jamais, j'ai rempli mon devoir envers Marko, j'ai rempli mon devoir envers vous tous camarades bacheliers que je n'ai pas l'honneur de connaître, alors vous aussi à votre tour offrez-moi une gratification, par la présente vous vous engagez à ne pas m'importuner, par ce document dont vous lisez en ce moment la dernière page vous jurez solennellement de m'éviter, de ne pas m'accoster si vous me croisez dans la rue ou dans un quelconque lieu public, d'oublier si possible jusqu'à mon nom si tristement célèbre, de ne pas m'importuner avec votre physionomie alors que je rêve de Lui, de ne plus mentionner cette affaire devant moi. Même si je m'en suis sorti, sachez que j'ai l'âme fraîchement cicatrisée. Car un fait reste certain, le Baccalauréat n'est plus en ma possession, je ne l'ai pas davantage qu'au début du récit, ça me ronge vous comprenez, j'en suis meurtri de l'avoir laissé partir, c'est un peu de ma chair que j'ai laissée à l'Institut, le remords de la jeune mère infanticide est singulièrement vivace, alors prenez votre plume, prenez-la immédiatement, et signez donc en bas de cette page, paraphez votre plus belle signature précédée de la mention “Lu et approuvé” ce petit contrat que je vous propose.

Voilà, maintenant que c'est fait je suis apaisé, la vie a repris son cours, d'ici peu je remplacerai Françoise par Nadine, je sens qu'on a des affinités, en apparence tout baigne pour votre serviteur. Seulement derrière la façade, un détail vous a peut-être échappé. C'est que le repentir n'annule pas la faute, hélas! il peut juste colmater, quant à la fissure elle reste à jamais. La porcelaine s'est brisée. L'histoire de l'homme est désormais coupée en deux, et l'on se souviendra de ce temps fabuleux où le Baccalauréat n'avait pas encore été égaré comme d'un Éden, on versera des larmes sur l'innocence perdue et l'on traînera notre triste destinée humaine jusqu'à ce que les dieux aient pitié. Puissent-ils se lasser de notre souffrance!

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