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Bien sûr, je n'arrêtais pas de chercher pour autant, au contraire je m'activais, j'ai trié vingt fois tous mes papiers, j'en ai profité pour revoir ma classification de “A” à “Z”, j'inspectais tous mes livres page par page, je suis allé fouiller dans des endroits oubliés depuis longtemps, j'ai plongé sous les armoires, j'ai rampé sous les lits, j'en ai sorti une bonne pile de documents intéressants, des factures, des comptes rendus paléontologiques, des ordonnances, c'est effarant la quantité de bonnes choses que l'on peut retrouver quand on fait les recherches consciencieusement, et puis un jour, n'y tenant plus, j'attendis que Françoise sorte faire les courses pour me plonger dans ses fichiers personnels. Ce n'était pas joli joli de ma part, cela sous-entendait que je ne lui faisais que moyennement confiance, mais il faut me comprendre, j'étais dans une situation désespérée.

Elle s'en aperçut dès qu'elle fut rentrée, une sorte d'antenne elle avait, ou alors je n'avais pas été suffisamment méticuleux à tout remettre dans les boîtes, toujours est-il que nous nous engueulâmes à un degré inimaginable, comment tu oses? criait-elle, ce sont mes papiers privés, je me sens violée dans mon intimité, et moi j'écoutais ses tautologies le cœur mauvais, c'est ça vas-y crie tant que tu peux, j'en ai rien à battre, je ne pouvais plus compter sur elle pour me faciliter la vie, les scènes de ménage étaient la dernière touche pour terminer le massacre. Voilà comment nos relations se dégradaient, on dépassait la vitesse du son à force de crier, mes tentatives de conciliation ajoutaient au malaise, rien n'allait comme avant, je ne sais pas si c'est de la paranoïa, mais j'avais l'impression que l'Univers se liguait contre moi.

J'oscillais ainsi entre les collègues qui dansaient la danse du scalp et l'épouse hystérique, je m'en prenais dans la figure sur tous les fronts, j'étais de la bonne chair à pâté pour eux tous, un punching-ball de rêve. J'arrivais au bureau et vlan! j'encaissais un “comment ça va le collégien?” qui me pétrifiait devant la machine à café, je feignais d'en rire, mais vous pensez bien que ça me découpait à l'intérieur, comme une perceuse ça me trouait. Et puis Nadine ne m'apportait plus mon courrier, elle se laissait toucher volontiers, surtout les seins, mais pour le courrier c'était une fin de non-recevoir, elle avait le Baccalauréat Nadine, option secrétariat et sténo, elle n'est pas allée au-delà mais plus question pour elle de se laisser commander par un avorton, alors pour mieux m'humilier elle fit de son diplôme une copie certifiée et l'encadra dans son bureau. Dieu que j'avais mal à mon amour-propre!

Et puis un matin, on ne m'adressa plus la parole, je montai à mon bureau sans croiser un reptile, ils se déniaient comme si j'étais l'homme invisible, pour eux j'avais fini d'exister. En ouvrant la porte de mon cabinet, ça me sauta à la rétine: sur la table, bien en évidence, une main délicate avait posé la convocation au comité de direction. Mon heure était venue.

Chez le président, ma secrétaire Nadine m'avait précédé, elle était agenouillée près du grand singe, je ne voyais pas bien ce qu'elle faisait mais ça ressemblait à un massage, il me regarda avec répulsion, puis il tapa du poing sur la table ce qui fit sursauter la petite secrétaire qui s'affairait autour de sa ceinture, elle avait défait les boutons et commençait à malaxer, ni elle ni moi ne le satisfaisions, c'était visible, mais moi encore moins qu'elle je le crains car il me dit mes quatre vérités sans ménagement. Ah t'es un déchet de première sorte, qu'il me balance dans la figure, pour le coup tu as battu tous les records de putréfaction. Sais-tu que ce n'est jamais arrivé, de mémoire d'humain, que l'on perde son Baccalauréat? Te rends-tu compte seulement de la bassesse où tu te vautres? C'est à se demander si tu es humain après tout. Tu n'es peut-être qu'une machine, comme ces robots dans les films? Aucun sentiment, aucun remords, juste la capacité à trier les os d'iguanodons. Eh bien sache que des machines on n'en veut pas à l'Institut! Il nous faut des hommes, moralement irréprochables. Or tu as trahi notre confiance, tu as jeté l'opprobre sur tes collègues, ça suffit massicot, on a été aveugles sur toute la ligne, dire qu'on a donné une promotion à un Judas! Allez, maintenant que tu es démasqué, ensacheur, je te conseille de démissionner sans faire de vagues. Tu as de la chance: nous ne sommes pas la Gestapo, l'affaire n'ira pas plus loin que les murs de l’Institut, là-dessus tu peux me remercier personnellement, moissonneur-batteur, tes états de service nous ont attendris, ébarbeur, alors va, pars te cacher, on ne veut plus te voir, laminoir. C'était à ce point convaincant que Nadine me regarda elle aussi avec répulsion, tire-toi avait-elle l'air de dire, tu vois bien que ta présence me perturbe, je n'arrive pas à me concentrer et ça va finir par me causer des ennuis.

J'insistai pas. En deux semaines, à cause d'un Baccalauréat que j'avais négligé je voyais ma carrière réduite à néant, adieu l'Institut et vingt ans de labeur, voyez comme ça peut être grave, retenez bien la leçon, là je m'adresse surtout à mes jeunes lecteurs, alors je vous en conjure les jeunes, faites attention, pensez-y à deux fois quand vous rangez vos affaires, surveillez votre Baccalauréat comme s'il était votre virginité, nous les croulants on a l'expérience, écoutez ce qu'on vous dit, déchiffrez nos dentiers qui claquent en cadence, l'alphabet morse de notre parkinson vous sauvera de la mouise, ne vous laissez pas avoir par un rangement approximatif, faites des efforts! La vie est à vous, elle vous appartient les jeunes, profitez-en tout en restant vigilants. Oh si jeunesse m'écoutait!

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