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Pourquoi remettre à demain notre pain quotidien, surtout si c'est agréable? Je prends la chef du persqnnel par la main et on y va, on traverse de longs couloirs poussiéreux, direction son bureau, on passe devant le tyrannosaure en plastique, c'est rare le tyrannosaure, le nôtre est reproduit d'après celui du Science Muséum, il faudrait qu'on le nettoie de temps en temps car on dirait qu'il est couvert de neige, on monte à contre-courant un chapelet d'escaliers, les jambes des salariés nous descendent à la figure, il est six heures moins cinq, le département des ichtyosaures se vide, je sens que je vais encore rentrer tard aujourd'hui.

Quant aux jambes de la chef du personnel, elles montent devant moi, elle me les sert sur un plateau, elles sont un peu courtes ces jambes mais bien en chair, avec des mollets trapus qui ont beaucoup servi, ça se voit et ça ne me dérange pas. Elle porte des baskets en soie pour cacher ses pieds plats, elle corrige sa démarche à grand renfort de mollets, du coup la jupette se tend à chaque marche, de gauche à droite j'observe les oscillations du derrière, elle est franchement bipède la chef du personnel, on dirait même qu'elle y met un point d'honneur à avoir cet équilibre parfait, le dos droit comme dans les manuels sur l'évolution, les omoplates tirées en arrière, un dos plat comme ses pieds, il n'y a que son derrière qui est courbe, et quelque chose me dit que ce n'est pas un hasard. Quand on pénètre dans son bureau quelques minutes plus tard, c'est tout naturellement que je lui relève ses jambes sur les accoudoirs, elle est assise dans son fauteuil de chef en vachette, je pose ma veste sur son bureau tout vide, en bas dans mon pantalon c'est sec depuis longtemps, c'est même le Sahara, alors je le retire carrément, je tiens mes jambes parallèles aux pieds du fauteuil, le torse légèrement voûté vers l'avant, je pense à ma promotion, je suis bien, et ces énormes armoires en tôle genre armée, elles nous entourent et m'impressionnent mentalement par la quantité de papiers qu'elles renferment, les fiches de paye, les curriculums, des renseignements sur plusieurs centaines de personnes, vous imaginez la folie? Il en faut une volonté pour trier ce tas gigantesque, ce doit être les travaux d'Hercule, en tout cas ils ont bien fait de l'avoir embauchée à l’Institut car son bureau a l'air impeccable. C'est ça une professionnelle du rangement, que je me dis et une sorte d'admiration me transporte.

Je ne sais pas si c'est la télépathie ou quoi, mais elle aussi au même moment elle y pense à ses papiers. J'aurais besoin d'une photocopie certifiée conforme, qu'elle me dit en émettant un petit râle, puis elle se rajuste à bride abattue, style il ne s'est rien passé entre nous, de son tiroir elle sort un dossier vert qui porte mon nom, il doit faire dans les quinze centimètres d'épaisseur, ce sont là tous les papiers me concernant depuis vingt ans que je suis dans la boîte. Elle caresse le dossier comme s'il était du velours, puis elle me lance: il me faudrait votre Baccalauréat, quelle me dit. Oui, poursuit-elle devant mon air perplexe, ça peut vous sembler loufoque, nous avons fait une découverte stupéfiante, nous nous sommes aperçus que nous n'avions qu'une copie, or pour votre nouvelle promotion il nous est indispensable, j'insiste là-dessus, d'avoir l'original, car il se trouve que le cachet de la certification s'est décoloré avec le temps, on le voit certes certes, mais on lit mal l'inscription, on ne sait pas si c'est la sous-préfecture d'Antony ou celle d'Ivry qui est marquée là, et patati et patata, je vous passe les arguments techniques et les références aux articles de la loi, bref, le document qu'elle avait dans son dossier n'était plus valable. Bon, je dis, pas de problème. Je fais un tour à la maison, il doit être dans le dossier “B”, “B” comme “Baccalauréat”, je vous l'apporte dès demain. Très bien, très bien, elle a l'air contente, je compte sur vous qu'elle me lance sur le pas de la porte, et là voyez-vous j'ai une sorte de sixième sens qui se déclenche, un confus sentiment de malheur, une anxiété inexpliquée me taraude.

Et si je ne l'avais pas? je lui fais un peu par provocation, mais pas seulement, oh non, car une peur minuscule poussait dans mon esprit, une peur surnaturelle, incontrôlée, une peur idiote car j'avais aucune raison de l'avoir perdu, simplement je ne l'avais pas vu depuis une éternité mon diplôme, c'est un peu comme le certificat de baptême, on vous le demande pour vous inscrire au catéchisme mais ensuite on n'en a jamais besoin, je devais l'avoir mon Baccalauréat, il n'y avait aucune raison de douter. La chef du personnel fut à ce point surprise devant une hypothèse d'une telle absurdité que ses mains paniquèrent et mon dossier s'échappa, il percuta le coin du bureau et se renversa par terre. Comment si vous ne l'avez pas? répéta-t-elle un peu abrutie. Oui, fis-je, supposons que je l'ai égaré, comme ça, une simple supposition, ça ne veut pas dire que ce soit vrai, entendez-moi bien, mais ça a dû déjà vous arriver qu'un employé perde quelque papier important, alors? Elle se fige comme si je l'avais frappée dans le plexus. Parlez donc, je la poussais, ça m'agaçait ce silence lourd comme un mausolée. Je ne sais pas quoi vous dire, finit-elle par articuler, ce serait une situation entièrement nouvelle et je n'ai pas la moindre idée comment on pourrait s'en sortir, je suppose que nous serions dans le pétrin. Ah bon, c'est si grave que ça? que j'insiste par inertie. Grave? je vous préviens si c'est une plaisanterie vous n'êtes pas drôle, vous ne vous rendez pas compte que ce serait la catastrophe, je ne sais pas comment vous le faire comprendre, les mots me manquent et pourtant je le ressens avec toutes les particules de mon âme, ce serait une sorte d'Apocalypse. Elle s'est mise à trembler. J'ai cru qu'elle allait pleurer, alors j'ai pas insisté, ne craignez rien, que je me mis à rigoler, je disais ça par pure curiosité, allons mon amie calmez-vous, c'était une blague, c'est de la pure science-fiction, vous avez le sens de l'humour quand même. Mais de l'humour elle en avait pas des masses, elle restait là à me fixer, avec les feuilles de mon dossier éparpillées sur la moquette, il y avait dans l'air un climat de désolation, alors je lui ai dit au revoir, soyez sereine je vous l'apporte demain sans faute.

Je sortis de l'Institut, il faisait nuit, je m'en rappelle comme si c'était hier, je marchais en direction de mon immeuble, il avait plu, les réverbères luisaient dans l'asphalte, c'était comme les pas d'un géant que je suivais sans lever la tête, je pensais de moins en moins à ma promotion, j'y pensais en filigrane et la joie de tout à l'heure se dissipait devant un pressentiment tout noir. Si j'étais un vrai écrivain, je saurais vous qualifier mon état avec précision, je vous ferais de belles phrases où je me comparerais à un paquebot qui coule, vous verriez un pont penché dans la nuit avec des gens affolés qui courent comme des cafards, et l'énorme coque noire qui s'élève au-dessus des flots, ce n'est pas qu'elle est devenue plus légère oh non, c'est pour mieux plonger dans les ténèbres, car l'infiltration a déjà fait plonger la quille, voilà ce que je vous écrirais, et votre cœur se serrerait devant mon naufrage inéluctable.

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