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Le comte reçut Joséphine à merci. Il cessa de jouer la comédie, et lui dit les choses les plus sévères, afin qu’elle n’y revînt plus, et que désormais elle prit ses amants un peu moins bas. – Ceci doit vous éclairer un peu, j’imagine, lui dit-il, et vous prouver que, si l’on doit aimer et honorer le peuple en principe, on ne doit pas trop se hâter de mettre cette sympathie en une application aussi expérimentale que vous venez de le faire à vos dépens.

Joséphine subit cette réprimande cynique et mordante avec une aveugle soumission. Sa pensée ne s’éleva pas plus haut que le libéralisme étroit du vieux comte. Elle n’aperçut aucune inconséquence dans sa conduite et dans ses paroles; tout lui parut article de foi. Elle dévora son humiliation avec douleur, mais sans révolte, et reçut son pardon à genoux et avec reconnaissance.

Le comte essaya d’abord de traiter le Corinthien comme un petit garçon et de lui faire peur. À le voir si gentil , il ne s’était jamais douté de l’orgueil et de l’emportement de son caractère. Lorsqu’il le vit entrer en révolte, déclarer qu’il était libre, qu’il n’obéissait à personne, qu’on pouvait bien le renvoyer de l’atelier et du château, mais non pas du pays et du village, qu’il ne reconnaissait au comte aucune autorité sur la marquise et sur lui, force fut à l’habile vieillard de reconnaître qu’il venait de faire une école, et que ni la peur du bâton ni la crainte de perdre la protection et les bienfaits ne vaincraient la fierté du Corinthien. Il changea donc de tactique, le prit par la douceur, le raisonna paternellement, le plaignit de son amour, lui dévoila toute la faiblesse et toute la vanité de Joséphine, et lui conseilla d’épouser la Savinienne ou d’aller étudier la statuaire en Italie. Le Corinthien avait sur le cœur les menaces qu’on venait de lui faire; il s’en vengea en sortant du cabinet de M. Villepreux sans lui avoir rien promis. Mais la nuit porte conseil, et l’idée de voir l’Italie l’agita d’un si vif désir, qu’il résolut d’entrer en composition le lendemain. Le comte était fort tranquille là-dessus; au seul nom de Rome, il avait vu jaillir des yeux du jeune artiste la flamme de l’ambition, et il était bien sûr qu’aucun amour n’entraverait sa carrière.

Le vieux comte, un peu fatigué de sa journée, allait se coucher, lorsque son petit-fils Raoul vint à son tour lui demander un moment d’audience. Il s’agissait des révélations qu’Isidore lui avait faites à propos d’Yseult, et des propos que soulevait son intimité avec la Savinienne et avec Pierre Huguenin. – Voyez-vous, mon père, tout cela finira par quelque scandale si vous n’y mettez bon ordre. Yseult a une folle tête; vous l’avez gâtée; il n’est plus temps de reprendre votre autorité sur elle. Mais elle est en âge de se marier; il faut que vous la placiez sous la protection d’un homme jeune, qui sera en même temps l’appui dévoué de votre vieillesse. Ce sera bientôt fait si vous voulez. Amédée est un excellent parti pour elle. Il est jeune, élégant, bien élevé, joli garçon, riche, bien né; sa famille est bien en cour. Il est amoureux d’elle, ou prêt à le devenir. La comtesse, sa sœur, est disposée à faire encore les premiers pas, quoiqu’Yseult ait été assez maussade avec elle. Si vous le voulez bien, Yseult changera d’idée; car si elle est opiniâtre dans les petites choses, elle est, je crois, raisonnable dans les grandes. D’ailleurs elle vous aime, et le désir de vous plaire…

– Nous parlerons de cela, dit le comte. Laisse-moi: je veux d’abord lui parler de cette Savinienne.

Raoul se retira, et le comte descendit au cabinet de la tourelle. Il était une heure du matin. Il y surprit sa fille tête à tête avec Pierre Huguenin. Là toute sa prudence l’abandonna; et la colère à laquelle il était fort sujet lui monta au cerveau, il s’exprima en termes fort peu mesurés sur l’inconvenance de cette intimité. Pierre était si ému qu’il ne songeait point à obéir aux ordres violents que lui donnait le vieillard de se retirer; il craignait pour Yseult les effets de la colère paternelle, mais il n’avait rien à dire pour se disculper. Yseult, effrayée un instant, domina bientôt le malaise affreux de cette situation par la force de son caractère. Au lieu de s’irriter secrètement des dures paroles de son grand-père, elle lui jeta les bras autour du cou, et lui dit, en caressant ses cheveux blancs, qu’elle était heureuse d’être surprise dans ce tête-à-tête, et que cela lui abrégeait de longs préambules. Puis, prenant Pierre par la main, elle l’amena auprès de son aïeul, et, se mettant à genoux: – Mon père, dit-elle d’une voix pénétrée mais ferme, vous m’avez dit mille fois que vous aviez assez de confiance en ma raison et en ma dignité pour me permettre de faire moi-même le choix d’un époux. Lorsqu’on m’a proposé divers mariages d’intérêt et d’ambition, vous avez approuvé mes refus, et vous m’avez dit que vous préféreriez me voir unie à un honnête ouvrier qu’à un de ces nobles insolents et bas qui calomniaient votre caractère politique et qui s’humiliaient devant votre argent. Enfin, vous avez dit aujourd’hui à ma cousine des choses que je me suis fait répéter plusieurs fois, afin d’être bien sûre que je ne vous déplairais pas en vous parlant comme je vais le faire. Voici l’homme que je prendrai pour mari, si vous voulez bien bénir et ratifier mon choix.

Yseult fut forcée de s’interrompre. La surprise, l’indignation, le chagrin, et surtout peut-être la confusion de n’avoir rien à répondre, avaient fait une telle révolution chez le vieux comte qu’il sentit tout d’un coup la force l’abandonner et le sang lui bourdonner dans les oreilles. Il se laissa tomber sur un fauteuil, et devint alternativement écarlate et pâle comme la mort. Yseult, le voyant défaillir, fit un cri et embrassa ses genoux. – Malheureuse fille! dit le vieillard avec effort, vous tuez votre père! Et il perdit connaissance.

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