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La Savinienne se leva enfin, et lui dit en lui tendant la main:

– Je vous remercie, mon cher fils, de l’empressement que vous me marquez; mais il ne faut pas que cela vous tourmente. Je n’ai pas besoin d’aide pour le moment; j’ai rencontré déjà ici des personnes qui s’intéressent à moi, et mon logement sera bientôt trouvé. Allez à votre ouvrage, je vous prie; la journée est commencée, et vous savez que le devoir d’un bon compagnon est l’exactitude.

Pierre resta auprès d’elle un peu après que le Corinthien se fut retiré, s’attendant à voir l’explosion de sa douleur; mais elle demeura ferme et silencieuse, n’exprima aucun regret, aucun doute, et ne témoigna pas qu’elle eût changé de projets pour son établissement à Villepreux.

Aussitôt que Pierre se fut rendu à l’atelier, la Savinienne reprit son deuil qu’elle avait quitté en voyage, arrangea sa cornette avec soin, rangea sa chambre, prit ses enfants par la main, et les conduisit à une servante qui se chargea de les mener déjeuner; puis elle demanda s’il lui serait possible de parler à mademoiselle de Villepreux. Au bout de quelques minutes, elle fut introduite dans l’appartement de la jeune châtelaine.

Yseult avait peu dormi. Elle venait de s’éveiller, et le premier sentiment qui lui était venu en ouvrant les yeux avait été un désenchantement cruel et une secrète confusion. Mais son parti était pris dès la veille, et lorsqu’on vint lui dire que la femme installée par elle dans la chambre des voyageurs demandait à la voir, elle résolut d’être grande et de ne rien faire à demi.

– Asseyez-vous, dit-elle à la Savinienne en lui tendant la main et en la faisant asseoir à côté de son lit. Êtes-vous reposée? Vos enfants ont-ils bien dormi?

– Mes enfants ont bien dormi, grâce à Dieu et à votre bon cœur, mademoiselle, répondit la Savinienne en baisant la main d’Yseult d’un air digne qui empêcha la jeune fille de repousser cet acte de déférence et de gratitude.

– Je ne viens pas pour vous demander pardon de ne pas avoir deviné hier à qui je parlais; je vous sais au-dessus de cela. Je ne viens pas non plus me confondre en remerciements pour votre bonté envers nous; on m’a dit que vous n’aimiez pas les louanges. Mais je viens à vous comme à une personne de grand cœur et de bon conseil, pour vous confier un chagrin que j’ai.

– Qui donc vous a inspiré cette confiance en moi, ma chère dame? dit Yseult en faisant un grand effort sur elle-même pour encourager la Savinienne.

– C’est maître Pierre Huguenin, répondit avec assurance la Mère des compagnons.

– Vous lui avez donc parlé de moi? reprit Yseult tremblante.

– Nous avons parlé de vous pendant plus d’une heure, répondit la Savinienne, et voilà pourquoi je vous aime comme si je vous avais vue naître.

– Savinienne, vous me faites beaucoup de bien de me dire cela, reprit Yseult qui, malgré tout son courage, sentit une larme brûlante s’échapper de ses yeux. Quand vous reverrez maître Pierre, vous pourrez lui dire que je serai votre amie comme je suis la sienne.

– Je le savais d’avance, répondit la Savinienne; car j’en venais faire l’épreuve tout de suite.

Ici la Savinienne raconta son histoire à Yseult depuis son mariage avec Savinien jusqu’au moment où elle avait quitté Blois pour se rendre à l’invitation du Corinthien. Puis elle ajouta:

– Je vous ai bien fatiguée de mon récit, ma bonne demoiselle; mais vous allez voir que c’est une affaire délicate, et sur laquelle je ne pouvais consulter que vous. Malgré toute l’estime que j’ai pour maître Pierre, nous n’avons pas pu nous entendre hier soir; et, aujourd’hui, je suis encore loin de comprendre ce qu’il veut m’expliquer. Il me dit que le Corinthien doit être sculpteur; qu’il faut pour cela qu’il rentre en apprentissage; que c’est vous, mademoiselle, et monsieur votre père, qui voulez l’envoyer à Paris; que, pendant bien des années, il ne gagnera rien et vivra de vos bienfaits. S’il en est ainsi, le mariage que nous avions projeté ne peut avoir lieu; car, si j’épousais le Corinthien l’année prochaine, je tomberais à votre charge, et j’y serais encore pour bien longtemps, ainsi que mes enfants. Quand même vous consentiriez à cela, moi je ne le voudrais pas: mes enfants sont nés libres, ils ne doivent pas être élevés dans la domesticité. C’est un préjugé que mon mari avait, et que je respecterai après sa mort. Je n’ai pas caché à Pierre que le projet de son ami me faisait de la peine. Mais sans doute le Corinthien tient plus à ce projet qu’à moi; car ce matin, quand je l’ai revu, il était si gêné et si singulier avec moi que je ne l’ai plus reconnu. Il semblait m’en vouloir de ce que je ne partageais pas ses illusions. Voilà la position où nous sommes. Elle est triste pour moi, et je ne suis pas sans remords d’être venue ici confier mon existence au hasard et au caprice d’un jeune homme, tandis que je pouvais rester là-bas sous la protection d’un ami sage et fidèle qui, pour rien au monde ne m’aurait abandonnée. C’est, je crois, un crime pour une veuve qui a des enfants que d’écouter son cœur dans le choix de l’homme qui doit les protéger. Elle ne devrait consulter que sa raison et son devoir. Oui, je suis grandement coupable, je le sens à cette heure. Mais la faute est faite: revenir sur ce que j’ai dit au Bon-Soutien serait un manque de dignité, et la mère des enfants de Savinien ne doit point passer pour une femme légère et capricieuse; cela retomberait un jour sur l’honneur de sa fille. Il faut donc que je cherche à tirer le meilleur parti possible de la mauvaise position que je me suis faite. C’est pour cela, et non pour vous ennuyer de mon chagrin, que je suis venue consulter celle que Pierre Huguenin appelle le bon ange des cœurs brisés.

Le récit de la Savinienne avait levé le poids énorme qui oppressait le cœur d’Yseult. Elle fut reconnaissante du bien qu’elle venait de lui faire, et en même temps touchée de la sagesse et de la droiture de cette femme, qui n’avait d’autre lumière dans l’âme que celle de son devoir.

– Ma chère Savinienne, dit-elle, vous me demandez conseil, et vous me paraissez si sage qu’il me semble que ce serait à moi d’en recevoir de vous à chaque instant de ma vie. Je ne puis vous rien apprendre de ce qui se passe au fond du cœur de votre Corinthien. Il me paraît impossible qu’il n’adore pas un être tel que vous; et cependant je craindrais de vous tromper en vous disant que ce jeune homme préférera le bonheur domestique et la vie paisible et laborieuse de l’ouvrier aux luttes, aux souffrances et aux triomphes de l’artiste. Nous causerons assez souvent de lui, j’espère, pour que j’arrive à vous faire comprendre ce que son génie et son ambition lui commandent. J’en ai parlé quelquefois avec Pierre, et Pierre vous dira là-dessus d’excellentes choses dont il m’a convaincue, et qui m’ont décidée à développer la vocation du sculpteur au lieu de l’entraver.

La Savinienne ouvrait de grands yeux, et s’efforçait de comprendre Yseult.

– Vous avez donc eu aussi la pensée que vous le poussiez à sa perte? lui dit-elle avec un profond soupir.

– Oui, je l’ai eue quelquefois, et j’étais effrayée de l’empressement que mon père mettait à tirer cet enfant de sa condition pour le livrer à tous les dangers de Paris et à tous les hasards de la vie d’artiste. Il me semblait qu’il prenait une grande responsabilité, et que si le Corinthien ne réussissait pas au gré de nos espérances, nous lui aurions rendu un bien triste service.

– Et alors vous avez cependant continué à lui mettre cela en tête?

– Pierre a décidé que nous n’avions pas le droit de lui ôter. Chacun de nous a ses aptitudes, et porte en soi le germe de sa destinée, ma bonne Savinienne. Dieu ne fait rien pour rien. Il a ses vues mystérieuses et profondes en nous douant de tel ou tel talent, de telle ou telle vertu, et peut-être aussi de tel ou tel défaut. Les instincts de la jeunesse sont sacrés, et nul n’a le droit d’étouffer la flamme du génie. Au contraire, c’est un devoir de l’exciter et de la développer, au risque de donner à l’homme autant de souffrances que de facultés nouvelles.

– Ce que vous dites, j’ai peine à le croire, répondit la Savinienne, et je ne sais plus comment me diriger au milieu de tout cela. J’allais vous dire que si le Corinthien doit être riche, heureux et considéré dans son nouvel état, j’étais décidée à me sacrifier, à me taire ou à m’en aller; mais vous me dites qu’il va souffrir, se perdre peut-être, et qu’il faut pourtant risquer tout cela pour plaire à Dieu. Vous êtes plus savante que moi, et vous parlez si bien que je ne sais comment vous répondre, sinon que je ne comprends pas, et que j’ai bien du chagrin.

En parlant ainsi, la Savinienne se mit à pleurer, ce qui ne lui arrivait pas souvent, à moins qu’elle ne fût seule.

Yseult essaya de la consoler, et la conjura de ne rien précipiter. Elle l’engagea à s’établir dans le village, ne fût-ce que pour quelques mois, afin de voir si le Corinthien, libre dans son choix et livré à ses réflexions, ne reviendrait pas à l’amour et au bonheur calme. Yseult était aussi loin que la Savinienne de supposer l’infidélité d’Amaury. Les amours de la marquise étaient si bien protégés par la découverte du passage secret, le Corinthien avait tant de discrétion et de prudence dans ses relations officielles avec le château, que personne n’en avait le moindre soupçon.

La Savinienne reprit donc courage et se décida à rester. Yseult la supplia, au nom de ses enfants, de ne pas avoir avec elle de fierté exagérée, et de garder au moins sa chambre dans le pavillon de la cour; lui observant qu’elle y travaillerait pour le village en même temps que pour le château, et qu’elle n’y pourrait être considérée en aucune façon comme domestique. La Savinienne céda, et resta ainsi, pendant le reste de la saison, dans une amitié presque intime avec mademoiselle de Villepreux, qui ne passait pas un jour sans aller causer avec elle une heure ou deux, et qui donnait des leçons d’écriture et de calcul à sa petite Manette. Cette intimité donna bien plus souvent à Pierre l’occasion de voir Yseult, et de se passionner pour cette noble créature.

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