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– Les miens sont de telle nature, répondit Pierre, que je ne saurais m’y soustraire. Il y va de l’honneur de mon père et du mien.

– En ce cas, vous êtes libre, dit le Dignitaire.

Il y eut un moment de silence. La table était composée de compagnons des trois ordres: compagnons reçus , compagnons finis , compagnons initiés . Il y avait aussi bon nombre de simples affiliés ; car chez les gavots règne un grand principe d’égalité. Tous les ordres mangent, discutent et votent confondus. Or, parmi tous ces jeunes gens, il n’y en avait pas un seul qui ne souhaitât vivement de concourir. Comme on devait choisir entre les plus habiles, beaucoup n’espéraient pas être appelés; et aucun d’eux ne pouvait comprendre qu’il y eût une raison assez impérieuse pour refuser un tel honneur. Ils s’entre-regardèrent, surpris et même un peu choqués de la réponse de Pierre Huguenin. Mais le Dignitaire, qui voulait éviter toute discussion oiseuse, invita l’assemblée, par ses manières, à ne pas exprimer son mécontentement.

– Vous savez, dit-il, que l’assemblée générale a lieu demain dimanche. Le rouleur vous a convoqués. Je vous engage à vous y trouver tous, mes chers pays. Et vous aussi, pays Villepreux l’Ami-du-trait. Vous pourrez nous aider de vos conseils: ce sera une manière de servir encore la société. Quant aux ouvriers que vous demandez, on verra à vous les procurer.

– Je vous ferai observer, lui répondit Huguenin en baissant la voix, qu’il me faut des ouvriers du premier mérite; car le travail que j’ai à leur confier est très délicat, et requiert des connaissances assez étendues.

– Oh! oh! dit le rouleur [5] en riant avec un peu de dédain, vous n’en trouverez qu’après le concours; car tout homme qui se sent du talent et du cœur veut concourir; et vous n’aurez pas le premier choix, nous l’enlèverons pour notre glorieux combat.

Le repas terminé, les compagnons, avant de se séparer, se formèrent en groupes pour s’entretenir entre eux des choses qui les intéressaient personnellement.

Bordelais le Cœur-aimable s’approcha de Pierre Huguenin et d’Amaury: – Il est étrange, dit-il au premier, que vous ne vouliez pas concourir. Si vous êtes le plus habile d’entre nous, comme plusieurs le prétendent, vous êtes blâmable de déserter le drapeau la veille d’une bataille.

– Si je croyais cette bataille utile aux intérêts et à l’honneur de la société, répondit Huguenin, je sacrifierais peut-être mes intérêts et jusqu’à mon propre honneur.

– Vous en doutez! s’écria le Cœur-aimable. Vous croyez que les dévorants sont plus habiles que nous? raison de plus pour mettre votre nom et votre talent dans la balance.

– Les dévorants ont d’habiles ouvriers, mais nous en avons qui les valent; ainsi, je ne préjuge rien sur l’issue du concours. Mais, eussions-nous la victoire assurée, je me prononcerais encore contre le concours.

– Votre opinion est bizarre, reprit le Cœur-aimable, et je ne vous conseillerais pas de la dire aussi librement à des pays moins tolérants que moi; vous en seriez blâmé, et l’on vous supposerait peut-être des motifs indignes de vous.

– Je ne vous comprends pas, répondit Pierre Huguenin.

– Mais… reprit le Cœur aimable, tout homme qui ne désire pas la gloire de sa patrie est un mauvais citoyen, et tout compagnon…

– Je vous entends, maintenant, interrompit l’Ami-du-trait; mais si je prouvais que, d’une manière ou de l’autre, ce concours sera préjudiciable à la société, j’aurais fait acte de bon compagnon.

Pierre Huguenin ayant répondu jusque-là à ces observations sans aucun mystère, ses paroles avaient été entendues de quelques compagnons qui s’étaient rassemblés autour de lui. Le Dignitaire, voyant cette réunion grossir et les esprits s’émouvoir, rompit le groupe en disant à Pierre: – Mon cher pays, ce n’est pas l’heure et le lieu d’ouvrir un avis différent de celui de la société. Si vous avez quelques bonnes vues sur nos affaires, vous avez le droit et la liberté de les exposer demain devant l’assemblée; et je vous convoque, certain d’avance que si votre avis est bon, on s’y rendra, et que s’il est mauvais, on vous pardonnera votre erreur.

On se sépara sur cette sage décision. Une partie des compagnons présents logeaient chez la Mère. Une petite chambre avait été préparée pour Huguenin et Amaury, qui y furent conduits par la servante. La Mère s’était retirée avant la fin du souper.

Quand les deux amis furent couchés dans le même lit suivant l’antique usage des gens du peuple, Huguenin cédant à la fatigue, allait s’endormir; mais l’agitation de son ami ne le lui permit pas. – Frère, dit le jeune homme, je t’ai dit qu’un jour viendrait peut-être où je pourrais te confier mon secret. Eh bien, ce jour est venu plus tôt que je ne le prévoyais. Je suis amoureux de la Savinienne.

– Je m’en suis aperçu ce soir, répondit Pierre.

– Je n’ai pu, reprit le Corinthien, maîtriser mon émotion en apprenant qu’elle était libre, et un instant de folle joie a dû me trahir. Mais bientôt la voix de ma conscience m’a reproché ce sentiment coupable, car j’étais l’ami de Savinien. Ce digne homme avait pour moi une affection particulière. Tu sais qu’il m’appelait son Benjamin, son saint Jean-Baptiste, son Raphaël: il n’était pas ignorant, et avait des expressions et des idées poétiques. Excellent Savinien! j’eusse donné ma vie pour lui, et je la donnerais encore pour le rappeler sur la terre, car la Savinienne l’aimait, et il la rendait heureuse. C’était un homme plus précieux et plus utile que moi en ce monde.

– J’ai compris tout ce qui se passait dans ton cœur, dit l’Ami-du-trait.

– Est-il possible?

– On lit aisément dans le cœur de ceux qu’on aime. Eh bien, maintenant qu’espères-tu? La Savinienne connaît ton amour, et je crois qu’elle y répond. Mais es-tu le mari qu’elle choisirait? Ne te trouve-t-elle pas bien jeune et bien pauvre pour être le soutien de sa maison, le père de ses enfants?

– Voilà ce que je me dis et ce qui m’accable. Pourtant je suis laborieux; je n’ai pas perdu mon temps sur le tour de France, je connais mon état. Tu sais que je n’ai pas de mauvais penchants, et je l’aime tant, qu’il ne me semble pas qu’elle puisse être malheureuse avec moi. Me crois-tu indigne d’elle?

– Bien au contraire, et, si elle me consultait, je dissiperais les craintes qu’elle peut avoir.

– Oh! faites-le, mon ami, s’écria le Corinthien, parlez-lui de moi. Tâchez de savoir ce qu’elle pense de moi.

– Il faudrait mieux savoir d’avance jusqu’où va votre liaison, répondit Pierre en souriant. Le rôle que tu me confies serait moins embarrassant pour elle et pour moi.

– Je te dirai tout, répondit Amaury avec abandon. J’ai passé ici près d’une année. J’avais à peine dix-sept ans (j’en ai dix-neuf maintenant). J’étais alors simple affilié, et je passai au grade de Compagnon-reçu après un court séjour, ce qui donna de moi une bonne opinion à Savinien et à sa femme. Je travaillais à la préfecture que l’on réparait. Tu sais tout cela, puisque c’est toi qui m’avais fait affilier à mon arrivée, et que tu ne nous quittas que six mois après. J’ai toutes ces dates présentes; car c’est le jour de ton départ pour Chartres que je m’aperçus de l’amour que j’avais pour la Savinienne. Je me souviens de la belle conduite que nous te fîmes sur la chaussée. Nous avions nos cannes et nos rubans, et nous te suivions sur deux lignes, nous arrêtant à chaque pas pour boire à ta santé. Le rouleur portait ta canne et ton paquet sur son épaule. C’est moi qui entonnais les chants de départ, auxquels répondaient en chœur tous nos pays. La solennité de cette cérémonie si honorable pour ceux à qui on la décerne, et dont j’étais fier de te voir le héros, me donna de l’enthousiasme et du courage. Je t’embrassai sans faiblesse, et je revins en ville avec la Conduite , chantant toujours et ne songeant pas à l’isolement où j’allais me trouver, loin de l’ami qui m’avait instruit et protégé. J’étais, je crois, un peu exalté par nos fréquentes libations, auxquelles je n’étais pas accoutumé et auxquelles je crains fort de ne m’habituer jamais. Quand les fumées du vin se furent dissipées, et que je me retrouvai sans toi chez la Mère, sous le manteau de la cheminée, tandis que nos frères continuaient la fête autour de la table, je tombai dans une profonde tristesse. Je résistai longtemps à mon chagrin; mais je n’en fus pas le maître, et je fondis en larmes. La Mère était alors auprès de moi, occupée à préparer le souper des compagnons. Elle fut attendrie de me voir pleurer; et pressant ma tête dans ses mains de la même manière qu’elle caresse ses enfants: Pauvre petit Nantais, me dit-elle, c’est toi qui as le meilleur cœur. Quand les autres perdent un ami, ils ne savent que chanter et boire jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de voix et ne puissent plus tenir sur leurs jambes. Toi, tu as le cœur d’une femme, et celle que tu auras un jour sera bien aimée. En attendant, prends courage, mon pauvre enfant. Tu ne restes pas abandonné. Tous tes pays t’aiment, parce que tu es un bon sujet et un bon ouvrier. Ton père Savinien dit qu’il voudrait avoir un fils tout pareil à toi. Et quant à moi, je suis ta mère, entends-tu? non pas seulement comme je suis celle de tous les compagnons, mais comme celle qui t’a mis au monde. Tu me confieras tous tes embarras, tu me diras tes peines, et je tâcherai de t’aider et de te consoler.

[5] Les fonctions du rouleur (ou rôleur ) consistent à présenter les ouvriers aux maîtres qui veulent les embaucher, et à consacrer leur engagement au moyen de certaines formalités. C’est lui qui accompagne les partants jusqu’à la sortie des villes, qui lève les acquits. etc.


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