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Le jardin semble figé. Elle avance doucement. Elle tient ses clés dans une main, il fait nuit noire, elle cherche à tâtons la lumière du porche, elle introduit la clé dans la serrure. Le parfum de son père vient à elle bien plus sans doute que s’il était présent. Elle allume les lumières de la maison, toutes, celles de la cuisine, celles du salon, du couloir, de la salle de bains puis elle monte à l’étage et elle allume les lumières de sa chambre. Elle hésite un instant devant la porte de celle de son père, elle hésite, comme si elle avait peur d’y découvrir autre chose que le drap à changer. Elle a prévenu Marc de ne pas l’attendre, ce soir elle inspecte la maison de son père. Elle profite qu’il soit à l’hôpital pour aller fouiner et chercher des photos, des papiers, des documents. Elle ne sait pas à quoi s’attendre. Quand elle était petite, jamais elle n’est allée jeter un œil dans les affaires personnelles de son père. Il a fallu attendre vingt ans pour qu’elle se décide. Il est là-bas à l’hôpital, incapable de bouger, dans une demi-conscience, et elle se retrouve dans sa propre maison à farfouiller comme une voleuse.

Elle pousse la porte. Le grand lit est en désordre. Sur la table de nuit, un réveil, une boîte de médicaments, un verre d’eau. En face du lit, un secrétaire et une grande armoire. Elle se souvient de ces meubles, ces blocs monolithiques qu’elle n’osait ouvrir. Le bois sombre de l’armoire l’impressionne toujours, les veines symétriques des deux portes dessinent des vallées verticales. Elle approche la main et tourne la clé qui lui résiste un peu, elle tire. Un grincement léger accompagne son mouvement, la lumière pénètre l’armoire, elle y découvre des habits pliés, des chemises, des pantalons rangés les uns à côté des autres sur trois niveaux. Au-dessus, des boîtes à chaussures remplies de chaussettes et de caleçons, des mouchoirs, puis en dessous, des draps, pas ceux qu’elle change, ceux-là, elle les range dans la buanderie, non, des draps anciens, brodés d’initiales, M. F. M comme Marie sans doute, une des rares choses qu’elle sait sur sa mère, son prénom, son nom de jeune fille lui est inconnu. Elle pose sa main sur le tissu à la trame épaisse, légèrement rugueuse, un peu jaunie à certains endroits. Tout en bas de l’armoire, elle aperçoit un petit coffret. Elle s’agenouille et le prend. Elle l’ouvre et découvre de l’argent, ancien lui aussi, des billets flanqués d’autres visages, d’autres monuments, d’autres couleurs. Elle entend un objet qui se déplace quand elle bouge la boîte, elle soulève les billets, c’est une bague, une bague en argent sur laquelle une pierre rose est délicatement posée, une bague fine, elle la prend et l’essaye à son petit doigt, elle lui va. Était-elle à sa mère ? A-t-elle de la valeur ? Elle ne peut pas la garder, peut-être plus tard, une fois que son père, enfin, elle ne veut pas penser à ça, elle la repose dans la boîte, se relève et ferme les portes de l’armoire. Son regard se déplace vers le secrétaire, un meuble massif, brun rouge, en acajou. Des papiers y sont disposés, certains bien rangés, beaucoup en désordre. Chaque fois qu’elle refait son lit, elle regarde de loin cet amas de feuilles. Ce sont des factures, des prospectus, quelques journaux et magazines. Derrière ce fatras se cachent deux petits tiroirs. Du bout des doigts, elle se fraye un chemin pour atteindre les parois en bois. Elle déplace tout, elle y est obligée si elle veut savoir ce qu’il y a dans ces tiroirs. Son père ne s’en apercevra pas. D’ailleurs, le reverra-t-il jamais ce secrétaire. Elle écarte encore cette pensée et ouvre l’un des tiroirs. Il y a des papiers, des vieilles lettres à l’écriture inclinée, avec des pleins et des déliés, des lettres et des enveloppes, et des timbres usés. Elle prend l’une d’elles et la déchiffre, elle devine que c’est son père qui s’adresse à sa mère. Chère Marie, cela fait deux mois que je n’ai pas de vos nouvelles et j’aimerais vous revoir. C’est une lettre d’amour, ou plutôt une déclaration, que la belle a gardée, et que lui a gardée à son tour. Elle repose la lettre, en lit une autre, puis une autre, ce sont leurs échanges, lui à elle, elle à lui, le tutoiement apparaît et leurs sentiments croissent, elle tremble en lisant ces mots, cet amour entre deux êtres, entre un homme et une femme, une jeune femme qu’elle n’a pas connue, une jeune femme qui brûlait de désir pour un jeune homme. Leurs lettres sont ardentes, elle en est presque gênée, sa mère, semble-t-il, s’absentait longtemps. Dans l’une des lettres, son père lui demande la date de son retour, il lui écrit qu’elle lui manque terriblement, qu’il n’en peut plus d’attendre. Où est-elle ? Que fait-elle ? Elle aussi n’en peut plus mais elle est obligée de rester loin et les deux amants se lamentent. Leur amour est si grand. Certains mots paraissent crus, ça parle de peau et de caresses, de douceur sur la poitrine, d’étreintes dans un lit, sous des draps chauds et humides, de mains entremêlées, de corps alanguis, elle est gênée de lire cela et cela la fascine tout autant. Ces deux amants s’aimaient passionnément, elle le sent, elle le lit et son père ne lui en a jamais parlé. Comment l’aurait-il pu ? On ne peut parler de cela, pas à sa fille, pas avec ces mots-là. Elle repose les lettres et ouvre le second tiroir. Elle y trouve des photos. Enfin, se dit-elle, des photos, certainement de sa mère. Il y a d’abord des cartes postales remplies de mots plus sobres mais chargés eux aussi d’attentes et d’amour. Au dos, des paysages lointains, des vallées, des palmiers, des cascades, des rivières, de grands ciels bleus et la mer, des vagues, du sable et, au-dessus, le soleil, éclatant, même après toutes ces années, éclatant de vigueur, un disque blanc au centre de l’image, aveuglant, irradiant. Tout un tas de cartes postales de sa mère que son père a gardées, quelques images aussi, des photos encore de paysages où parfois un doigt apparaît dans le coin de l’image, des photos mal cadrées ou de travers, où l’horizon s’incline un coup à gauche, un coup à droite.

Sous cette pile d’images, elle trouve une grande enveloppe, marron, du vieux papier kraft. Elle la prend délicatement, pressentant que quelque chose de précieux s’y trouve. Elle l’ouvre et découvre des photos sur lesquelles pose une jeune femme, une jeune femme au visage triangulaire, au sourire doux, au regard intense. Elle semble poser, pas comme pour une photo de vacances, non, ces photos semblent avoir été prises par un professionnel. Cette jeune femme porte de beaux habits, elle est toujours bien coiffée, au milieu de beaux décors, intérieurs comme extérieurs. Ce sont de beaux tirages, elle les regarde un par un, puis elle découvre cette même jeune femme sur des photos provenant de magazines. Elle sourit, elle est debout ou assise sur une chaise, une balustrade, un rocher, adossée à un mur ou contre une cheminée. Sous ses pieds, au-dessus de sa tête, le nom d’une marque de shampoing, de vêtements, de produits de beauté, et les publicités se succèdent, des dizaines d’images découpées, conservées précieusement dans cette enveloppe, des images que son père garde à l’abri des regards, des regards de sa fille, sa fille qui n’a jamais su que sa mère était modèle et qu’elle posait pour des agences, pour des marques, qu’elle devait parcourir le monde pour son travail et qu’elle était loin de son père. Son visage est si beau. Ses poses si étonnantes et naturelles, elle rayonne, elle est sublime, son visage ressemble à celui de sa fille, elles ont le même regard, la même intensité dans les yeux, le même éclat et la profondeur d’un même horizon. Elle repose les images et s’assoit sur le rebord du lit. Sa mère était si belle. Elle ne supporte pas qu’elle ait pu mourir à cause d’elle. Voilà pourquoi son père l’a eue si tard. Il laissait à sa femme le temps d’une carrière, le temps d’éclater sous les projecteurs. Elle se dit qu’ils ont attendu trop longtemps, que sa mère mettait sa vie en danger en ayant un enfant. Elle n’en veut pas à son père de ne lui avoir rien dit, elle n’a plus d’émotion à cet instant. Voudrait-elle garder une photo de sa mère dans son sac ? Elle replonge la main dans l’enveloppe, elle en choisit une, où cette belle jeune femme pose devant la mer, la lumière illuminant ses cheveux et ses épaules. Son sourire est tendre et un feu intérieur paraît poindre dans l’éclat de ses iris. Elle prend aussi une image où une main s’est logée devant l’objectif, la main de sa mère, floue, comme un cocon au bord du cadre, un cocon doux et granuleux, frais et rosé. Elle referme les tiroirs du secrétaire et éteint les lumières de la chambre. Puis elle éteint toutes celles de la maison. Elle sort sa clé, ouvre la porte et la referme à double tour, elle pousse la grille du portail et remonte la rue jusqu’à l’avenue. Un chien aboie à son passage. Il n’y a plus de bus à cette heure-ci. Elle va rentrer à pied, cela va lui prendre du temps. Elle regarde son téléphone. Marc lui a laissé un message, elle ne l’écoute pas, elle se contente de marcher en pensant à ce qu’elle a vu, à ce qu’elle a touché, de vieux papiers, d’anciennes photos. Elle marche sur le trottoir et quelques voitures passent à ses côtés sous les lampadaires de l’avenue. Elle tient fort son sac à main contre elle, elle n’a pas froid, elle pense à sa mère, cette jeune femme partie sans l’avoir prise dans ses bras. Pour elle, pas de photos de bébé dans les bras d’une maman. Pas de petits pieds, de petites mains emmitouflées dans des vêtements soyeux. Elle n’a que ça, un modèle éclatant et une main diffuse. Elle n’a pas froid, elle marche, cela va lui prendre plus d’une demi-heure pour rentrer. Marc l’a peut-être attendue, elle n’a que ça, une publicité pour du shampoing et une photo ratée.

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