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Une infirmière vient la voir et lui demande ce qui ne va pas. Elle lui propose de le laisser se reposer. Mais se repose-t-il ? Ce n’est peut-être qu’une ombre que l’on maintient en vie. Venez, allez faire un tour, revenez demain, on s’occupe de lui, on vous préviendra si la situation change.

Elle range les photos, sort de la pièce, jette sa blouse et ses chaussures en tissu. Elle décide de rentrer à pied, elle a envie d’être seule, de ne penser à rien, de s’épuiser dans l’effort, d’oublier cet être qui s’éteint. Marc l’a prévenue sur son portable qu’il ne rentrerait pas ce soir, il mange avec un copain, il y a un match à la télé. C’est pour ne pas t’embêter, tu peux rester tranquille à l’appart, tu pourras regarder ce que tu veux, je sais que tu n’aimes pas trop quand on est là pour les matchs, je mange chez Guillaume, ne m’attends pas, je t’embrasse. Elle pose les clés dans la coupelle. Elle ne veut pas rester seule pourtant, pas ce soir. Quand elle a dit à l’acteur ce matin qu’elle finissait à 15 heures, elle pensait sans se l’avouer qu’il l’attendrait. Pour faire quoi ? Elle ne sait pas, mais elle imaginait le retrouver pour partager une nouvelle cigarette, pour sentir son parfum et sa main sur son avant-bras. Elle dépose ses affaires sur le canapé, elle n’a pas envie de faire à manger, elle scrute l’écran vide et noir du téléviseur, elle décide de ressortir s’acheter quelque chose, elle ne veut pas rester seule. Elle change d’habits et de chaussures, se recoiffe, met un peu de rouge sur ses lèvres et sur ses joues, du parfum au creux de son cou et sur ses poignets. Elle connaît une boutique où il y a de bons sandwichs. Ses talons résonnent dans le hall de l’immeuble puis dans la rue.

Il est là. Comme s’ils savaient tous les deux qu’ils se retrouveraient. Il n’y a pas beaucoup d’endroits où se rencontrer ici. Il est en train de fumer assis à la terrasse du café. Quelques personnes au bar s’agitent en regardant le match à la télévision. Elle fait semblant d’avoir une mine surprise. Il lève la main et l’invite à s’asseoir en lui tendant une chaise. Elle ne dit rien et sourit. Elle allume une cigarette. Le garçon vient demander ce qu’elle veut boire. Un panaché. Ils ne se parlent pas. Ils fument en silence. Elle sent son parfum et il doit sentir le sien. Leurs bras se touchent lorsqu’elle se penche pour laisser passer le serveur. Ils se regardent un peu plus longuement. Elle croise les jambes, il regarde sa montre. Il reste toute la seconde mi-temps pour s’aimer. Ils le savent. Dans la numéro 106. Ils passeront par-derrière avec ses clés. Ils s’aimeront dans des draps qu’elle a elle-même changés, dans une chambre qu’elle a nettoyée. Elle sentira son corps sur le sien, ses mains sur ses seins, ses cheveux entre ses cuisses. Marc est loin, elle est loin elle aussi, elle n’a que ça, ses yeux qui disent qu’il peut venir en elle, il n’a qu’à l’aimer. Son parfum a envahi les pores de sa peau. Elle absorbe les effluves qui dansent de haut en bas, de gauche à droite. Elle passe les mains dans ses cheveux. Elle semble heureuse, elle le lui dit à l’oreille, mais il n’entend pas. Les corps se tendent et s’échauffent, se percutent doucement puis plus fortement. Leurs soupirs se répondent. Elle le regarde dans la pénombre. La chambre n’est éclairée que par le néon clignotant de l’hôtel. Ses bras passent de l’orange au vert le temps d’un clignement d’œil. Elle se lève, il ne bouge pas, elle semble heureuse, elle ne le lui dit pas de nouveau, elle prend ses vêtements et se rhabille. Elle fait grincer le lit en remettant ses chaussures, elle prend son sac et sort. Elle ne dit rien, ne se retourne pas. Il ne la retient pas.

Marc aurait pu ne rien en savoir. Elle veut le quitter, c’est ce qu’elle lui annonce quand elle rentre. Il ne comprend pas. Elle dépose les clés dans la coupelle. Qu’est-ce que tu racontes ? Elle ne retire pas sa veste. C’est venu vite, mais j’ai rencontré quelqu’un et je ne peux pas te le cacher. Mais c’est qui ? Ça n’a pas d’importance, tout cela s’est passé vite, ça arrive, je n’y peux rien et je ne veux pas te mentir, j’irai m’installer dans la maison de mon père. Mais c’est quoi cette histoire ? Dis-moi que tu ne dis pas la vérité, dis-le-moi, ce n’est pas vrai. Tout est vrai Marc, je ne peux plus vivre avec toi, je t’ai trompé, je veux être honnête avec toi. C’est qui ? Je le connais ? Peu importe, je ne sais même pas si je vais le revoir, il faut qu’on se quitte, c’est comme ça, il y a des choses qui ont changé, on n’y peut rien, je t’aime toujours, je crois, mais je ne peux pas vivre avec quelqu’un que j’ai trompé, tu comprends. Mais c’est qui, bon sang ? Je pars ce soir, j’ai préparé quelques affaires, je vais dormir là-bas à présent, j’irai au travail en bus, ne m’attends pas le soir, ne cherche pas à me voir, c’est fini, je suis désolée, c’est fini.

Elle a le sentiment d’appartenir à personne et à tout le monde en même temps. Elle se cache puis s’exhibe. Qu’a-t-elle à faire ici, sur cette terre, au milieu de ces gens, de ces personnes qui la regardent, qui la scrutent ? Que veut-elle ? Elle a le sentiment de vivre dans un livre d’images sur lequel on pose un regard sans lire les mots qui les accompagnent.

Elle est seule dans la maison de son père. Il fait noir. Elle n’a pas allumé les lumières, elle ira dormir dans son ancien lit. Descendre, monter les escaliers, fermer et ouvrir les portes, ouvrir et fermer les robinets, les placards, passer le balai ou faire la vaisselle, elle n’a que ça, ça et son travail qui l’abrutit, qui la fatigue. Elle n’a que ça et elle ne sait plus où son regard pourrait se poser. Fumer une cigarette, les bras en berceau, le dos posé contre le mur, dans la pénombre ou en plein jour. Elle descend et monte les escaliers. Elle pousse le chariot de linge sale, elle refait les lits, elle nettoie derrière les lavabos, elle remet des petits savons, elle a mal au dos. La maison est vide, l’odeur de son père est partout comme l’odeur de l’humidité est partout dans l’hôtel. Elle nettoie, elle récure, elle frotte, elle n’a que ça, ça et ses yeux qui ont trompé Marc. Ses yeux brillants et pleins comme une lune, ça et ses cigarettes qu’elle fume une à une à toutes ses pauses, de plus en plus nombreuses. Elle n’en peut plus, prendre le bus, la colline des mimosas, longer la route et ses maisons, sortir la clé, ouvrir la porte, allumer les lumières, se faire à manger, regarder la télévision, se coucher tard, se lever tôt. Marc a essayé de la joindre. Elle ne veut pas le revoir, ni lui ni l’autre. Elle le croise, elle ne lui dit rien, il lui a fait passer un mot par les patrons, il veut encore aller boire un verre, encore faire l’amour. Elle ne lui répond rien. Elle est loin. Son parfum est ancré en elle, elle veut garder cela, cette nuit, cette odeur, ces bras qui l’ont aimée, cette peau qui l’a touchée, conserver tout ça comme un trésor, garder ça pour continuer à vivre sans réfléchir, nettoyer les plinthes, la moquette, les tasses à café, les nappes, le carrelage, ne penser à rien, ouvrir et fermer les portes, elle n’a que ça, un souvenir, des photos, une maison vide, un père qui se consume, et des yeux qui ne veulent plus regarder personne.

Un matin, elle ne trouve personne au petit déjeuner. Les patrons discutent derrière le comptoir. Elle les interroge. Elle veut savoir où ils sont passés. Ils s’emportent. Laisse-nous, tout ça c’est de ta faute. Il jette son torchon à terre, elle claque la porte de la cuisine. Dites-moi ce qu’il s’est passé. Sa faute à elle, mais pourquoi ? Elle ne comprend pas. La patronne revient sur ses pas. Si tu leur avais plu au moins, dit-elle, ils l’auraient tourné ce maudit film, mais tu as tout gâché, tu n’aurais pas pu avoir ce rôle à la fin, ce n’est pas compliqué pourtant, maintenant ils sont partis, le film ne se fait plus, ils sont partis, tu m’entends, on avait devant nous plusieurs semaines de réservations, tout est fini, à cause d’une idiote qui renverse le café. Tu aurais pu au moins insister, dans ce métier, il y en a bien qui couchent, non ? Tout est fini, la saison est finie, va refaire toutes les chambres, je veux que tout soit parfaitement propre, tu m’entends ? Tout, je veux que tu passes l’aspirateur dans tous les recoins de cet hôtel, je veux que tout soit impeccable. Elle ne comprend pas. L’équipe continuait à faire des repérages, elle les voyait partir et revenir, ils prenaient des notes, comparaient des photos, le casting des figurants se poursuivait. Marc avait été finalement pris, tout allait bien semblait-il, elle se demande ce qui a déclenché l’arrêt du film. Le vieil homme s’est-il fâché avec la productrice ? Elle a fini toutes les chambres, il est tard, il n’y a aucun couvert ce midi, elle part fumer. Qu’a-t-elle raté ? Elle tire sur sa cigarette nerveusement, elle voit un scooter s’approcher, c’est Marc. Alors, tu es au courant ? dit-il après avoir enlevé son casque. Au courant de quoi ? Le film, il se fait pas, le vieux est tombé, il s’est fracturé la hanche, ils arrêtent tout, le film ne se fait pas, c’est tout. Elle écoute Marc. Elle écrase sa cigarette et en allume une autre. C’est pas de bol, ils m’avaient pris pourtant, j’aurais dû jouer dedans, c’est pas de bol, répète-t-il. Elle ne dit rien. Le vieil homme est tombé, c’est ce qu’elle souhaitait. Tu vois, ils t’ont pas prise et ils me prendront pas vu que le tournage est annulé, c’est pas de bol, vraiment, allez, j’y retourne, je voulais te voir, savoir si tu savais, comment tu allais, appelle-moi, on pourrait se faire un ciné un soir. Marc remet son casque et redémarre son scooter. C’est ce qu’elle souhaitait mais voulait-elle que ça arrive ? Elle ne croisait plus le regard du vieil homme depuis longtemps, elle servait les cafés avec application et détachement. Il était une ombre mais une ombre qui l’avait regardée intensément une fois, et sa présence quoique inutile lui servait de repère, malgré tout. Il était là sans y être, cela la réconfortait d’une certaine manière, c’était une béquille, ça l’aidait à tenir. Elle servait les cafés pour l’équipe, elle refaisait les chambres, elle n’avait que ça, c’était dur mais ça la faisait tenir pourtant. Tout n’était pas vain même si c’était absurde. Tout le monde était parti la veille, l’après-midi quand elle n’était pas là, sans dire au revoir. Non pas qu’elle aurait voulu leur dire un mot, mais peut-être les regarder s’éloigner dans leurs voitures, ils étaient partis en un claquement de doigts, sans qu’elle puisse y faire quoi que ce soit. Sa deuxième cigarette lui brûle les doigts, elle jette le filtre au loin. Et lui, est-il parti aussi ?

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