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Elle a pris le bus jusqu’à l’hôpital. Son père n’est plus en soins intensifs. Elle le cherche. Elle demande où il se trouve. Une infirmière lui répond qu’il est dans sa chambre. Cela veut dire qu’il va mieux ? Le médecin vous expliquera, c’est à l’étage en dessous. Elle retire la blouse et les chaussons, et cherche le numéro qu’on lui a indiqué. Elle tape à la porte. Pas de réponse. Elle ouvre doucement. Il est là, immobile, les yeux fermés, les bras le long du corps. Les draps blancs sont bien tirés autour de lui, la pièce est propre. Elle s’approche et s’assoit à côté de lui. Une infirmière entre. Vous êtes sa fille ? Le médecin va passer. Il va mieux, dites-moi ? Le médecin va tout vous dire. Elle attend, elle le regarde. Ses yeux se posent sur la télévision éteinte, puis sur la fenêtre, elle attend encore, de longues minutes. Elle s’avachit dans le fauteuil, elle est fatiguée. La porte s’ouvre enfin et le médecin apparaît. Bonjour mademoiselle. Il tient dans sa main un classeur. Écoutez, votre père comme vous le savez était dans une phase avancée de sa maladie, à cela s’est ajoutée une infection pulmonaire qu’il a contractée durant son séjour ici, son état n’a fait qu’empirer, nous avons décidé de le sortir des soins intensifs pour que vous puissiez profiter de lui au maximum, votre père est âgé, sa maladie malgré nos interventions l’a affaibli, il semble lâcher prise, la perte de poids, tout cela nous a contraints à prendre cette décision, votre père ne veut plus vivre, son corps a abandonné, je préfère le savoir ici avec vous, il lui est arrivé d’avoir quelques moments d’éveil, je souhaiterais que vous soyez là pour pouvoir lui parler, il faut accepter son état.

Elle a compris. Son père va mourir d’ici peu. Il est maigre. Ses traits tirés l’ont défiguré, c’est à peine si elle le reconnaît avec ce masque et ces tuyaux dans son nez. Je suis désolé, vous pouvez rester aussi longtemps que vous le voulez, vous pouvez dormir à ses côtés, une infirmière va passer pour sa toilette. Elle ne dit rien. Elle regarde le médecin s’en aller puis elle prend la main de son père dans la sienne. Elle penche la tête et embrasse la peau fragile de ses doigts, elle reste ainsi un long moment. Des larmes coulent sur ses joues. Cela devait arriver, pourtant il est encore en vie, près d’elle, elle le voit respirer, difficilement, mais il respire. Elle entend de nouveau les mots du médecin dans sa tête et elle regarde la carnation blême de son père. Elle passera la nuit ici, personne ne l’attend.

Elle se rince la bouche et se lave le visage dans le lavabo de la salle de bains. Ça sent le désinfectant. Ils ont rapporté les affaires qu’elle avait laissées, un t-shirt, un pyjama, une serviette, des caleçons de rechange. La lumière froide du plafonnier écrase tout. Elle l’éteint et allume la veilleuse derrière le lit. Il y a une couverture, elle a enlevé ses chaussures. On lui a proposé un plateau-repas mais elle n’a pas faim, elle ne se voit pas manger à côté de lui, dans cet état. Elle lui prend la main et croit déceler une vibration sous ses sourcils, autour de ses lèvres. Elle incline le fauteuil et ferme les yeux. La nuit est tombée. La couverture sur ses genoux, les jambes pliées, elle n’arrive pas à dormir. Une infirmière passe et demande si tout va bien, elle ne répond rien. Elle se tourne et se retourne encore, le sommeil ne vient pas, elle repense à son enfance, à ses jouets, à ses amis, ses premiers flirts, sa première sortie et au regard de son père qu’elle ne distingue pas. Ces souvenirs semblent isolés, abandonnés, leur écho est faible. Il y a si peu de photos d’elle petite, elle se souvient de si peu de choses, pas assez de détails, c’est flou. Son père est une silhouette, tout comme elle, et les quelques éléments qui lui reviennent disparaissent aussitôt. Les images se mêlent à la nuit, furtives, imprécises, sauvages, elle ne sait pas si elle pense ou si elle rêve, elle est engourdie, elle se réveille, elle a froid, ses pieds dépassent du fauteuil, elle a mal au cou. La vitre est vide, il fait totalement noir dehors. Elle se rendort. Des fourmis cavalent dans ses jambes, puis le long de ses bras, les rêves reviennent.

Combien de temps a-t-elle dormi ? Elle se lève pour aller aux toilettes. Quand elle revient, son père a les yeux et la bouche entrouverts. Elle se rapproche et lui prend la main. Il respire fort, elle s’assoit à côté de lui. Elle surveille sa peau, ses lèvres, son front. Soudain, ses iris se soulèvent vers la paupière supérieure, le blanc de l’œil couvre son regard, sa bouche s’ouvre davantage et se fige. Elle sent dans sa paume une dernière ondulation. C’est fini, dit-elle, c’est fini, répète-t-elle. Elle appelle une infirmière, ça y est, lui dit-elle, c’est fini. Laissez-nous quelques minutes, lui demande l’infirmière, nous allons le préparer. Elle sort, elle va fumer une cigarette à l’extérieur de l’hôpital. Elle ne pense à rien, ou à si peu. Il fait frais. Elle bloque ses bras contre son ventre. La cigarette lui donne la nausée. C’est-à-dire ? Nous allons le préparer ? Elle ne comprend pas, elle a juste obéi. Lorsqu’elle revient, la porte est fermée. Elle attend encore dans le couloir, elle n’ose pas rentrer. Au bout de quelques minutes, deux infirmières sortent et lui disent que c’est bon, qu’elle peut venir. Elle redécouvre son père dans son lit refait. Elles lui ont mis un bandage autour de la mâchoire pour éviter qu’elle ne s’affaisse. Elles ont dû le changer, les organes vitaux doivent lâcher dans ce moment-là, dans cette ultime pulsation. Il semble plus raide que tout à l’heure, pourtant sa peau est encore tiède. Elle ose effleurer la peau de son bras et pose un baiser sur son front. Son père a une odeur bizarre. Assise à ses côtés, elle le regarde. Il n’y a plus rien à faire, ça y est, elle se le dit à elle-même clairement, c’est vraiment fini, et ils ne se seront pas parlé avant qu’il s’en aille. Elle aurait voulu échanger quelques mots avec lui mais c’est trop tard, il est parti et il est encore là, sous ses yeux, elle ne comprend pas la situation, cela lui semble absurde de rester là, il n’y a rien à faire, mais elle reste, elle le regarde. Où est parti ce qui le faisait vivre une demi-heure plus tôt ? Il n’y a plus rien, juste un corps sans vie face à elle.

L’averse est lourde, rapide, presque brutale. Quelques parapluies s’ouvrent. Les allées peu entretenues exhalent des parfums de vergers et les visages accueillent la fraîcheur nouvelle comme une liqueur trop forte. Elle est habillée de noir. Marc est là, les patrons aussi. Elle regarde les amis, les connaissances de son père, de vieilles dames, de vieux messieurs, certains en fauteuil et elle se dit qu’ils ont dû se donner du mal pour venir jusqu’ici. Les nuages difformes occupent le ciel balayé par le vent. Le soleil revient. Les gens attendent, les mains jointes. Ils ne parlent pas. Elle distingue le bruit des gouttes sur les feuilles élastiques, les pas sur le gravier dans des allées voisines, le chant d’un merle au loin. Quatre hommes sortent de la longue voiture le cercueil et le déposent près du trou. Elle doit parler, quelques mots peut-être, elle ne sait pas quoi mais elle sent qu’il le faut avant qu’il soit descendu en bas. Sa voix est faible. Elle remercie les gens d’être là. Elle aimerait allumer une cigarette, elle en a envie mais cela ne se fait pas. Les stries d’eau ont rayé les vestes de hachures comme celles que les enfants appliquent sur leurs dessins d’orages. Ses yeux naviguent de costumes en costumes qui fourmillent peu à peu de pointillés sombres. Les pantalons constellés de boue fine dansent autour des lacets. Les robes ont absorbé les flaques verticales et de rares tissus colorés se sont éteints laissant mourir les motifs de fleurs et d’oiseaux qu’août autorise parfois à sortir au milieu des tombes. Mon père va nous manquer. Elle ne sait pas quoi ressentir à cet instant. Il a été un bon père, c’est ce qu’elle dit, car il a veillé sur elle, il venait lui dire bonne nuit, chaque soir, elle aimait ce moment, il lui donnait un baiser sur le front, elle n’avait que ça comme preuve d’affection, ce baiser du soir. Ils ne se prenaient jamais dans les bras. Il a été un bon père, malgré tout, malgré la souffrance, malgré ses efforts à elle pour être la meilleure fille possible. Les gens ne savent pas cela. Tout vient si vite dans son esprit, elle les remercie encore d’être présents, elle ne sait plus quoi dire. Les quatre hommes la regardent. Il est temps de descendre le cercueil. Ils s’approchent et saisissent les poignées. Les cordes tenues à bout de bras retiennent la caisse en bois qui s’engouffre peu à peu dans la terre. Les hommes posent délicatement le cercueil sur les tréteaux d’acier et récupèrent les cordes. Elle a acheté des fleurs, elle en jette une à l’intérieur du trou et ferme les yeux quelques secondes. Elle se recule, s’éloigne et laisse les gens en faire autant. Elle recueille les condoléances. Marc l’embrasse sur la joue. Les patrons lui serrent la main. De lourds nuages obscurcissent de nouveau les silhouettes. Elle pense à son père, à son corps sans vie au milieu de cette boîte, au milieu de ce trou que d’autres hommes, une fois qu’ils seront partis, recouvriront d’une dalle en marbre. Elle n’a pas bien regardé, elle n’a pas voulu voir sans doute ce qu’il y avait à côté du cercueil de son père. Celui de sa mère était-il en dessous, à droite ou à gauche ? Elle ne le sait pas, elle ne sait pas comment le temps agit sur le bois et sur les corps. Sa mère reste un mystère même dans sa tombe, les gens s’en vont, elle reste seule et entend les voix des fossoyeurs. La voiture repart. Elle rentre à pied, il n’y a que cela à faire.

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