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Le train qu’un passant lui désigne du doigt s’arrête un peu plus loin et le panneau orné d’un éclair perforant une poitrine lui suggère d’emprunter le passage souterrain. Mais elle traverse les voies sous le regard du chef de gare. Le bitume décline légèrement et disparaît sous une nappe de cailloux broyés qui tapissent les voies autour des barres métalliques. Séparées de la voie ferrée par un grillage et par des lauriers, des maisons longent la gare. Elle avance. Au fond d’un jardin étroit qu’une cabane encombrée d’outils de jardinage et de sacs de terre rapetisse, un chien couché près d’une vieille bicyclette observe sa silhouette qui progresse au milieu des rails et aboie dans la direction opposée. Une autre locomotive annonce son approche par deux sifflements tandis que des mots indistincts crépitent dans le haut-parleur. Elle rejoint le quai et, d’une anormale enjambée, monte dans le train qui démarre aussitôt et l’emporte dans son mouvement.

Les paysages sur lesquels elle s’attarde, ceux qui décalquent la vaste plaine grise qui s’étend et prédispose à la rêverie, semblent aspirés pour laisser place à d’autres, presque identiques. Ce qu’elle voit, elle l’écoute aussi. Les motifs, ici les poteaux télégraphiques, les toits, les nuages et les bosquets, autant de détails jetés à vive allure contre les parois de l’habitacle, s’agrègent en une musique tour à tour alerte ou paisible. Elle est assise, seule, dans le sens de la marche. Elle a laissé Marc et les patrons. Elle leur a dit qu’elle s’en allait, qu’elle quittait le travail, que c’était fini, qu’elle n’en pouvait plus. Les patrons ne l’ont pas suppliée de rester. Marc, lui, n’a rien pu faire. Le notaire a validé tous les papiers et, sa commission prise, a indiqué à Louise le montant qui lui revenait. Elle a mis une somme de côté et une partie lui sert pour venir à la capitale. Rejoindre qui, quoi ? Elle ne sait pas. Revoir ces personnes, ces gens du cinéma, revoir celui qu’elle a aimé une nuit, peut-être. Ses yeux ont ébloui un metteur en scène, ils peuvent en intéresser d’autres, pourquoi pas ? Elle ne sait pas comment s’y prendre, elle y va, tout simplement. La carte du directeur de production lui a fourni une adresse, elle a réservé une chambre dans un hôtel. Une valise et un sac, elle n’a que ça, et ses yeux, brillants comme des prunes au soleil.

Le métro vole au cœur de la cité aux fenêtres régulières, et la portion d’espace et de temps entre deux stations crée une hallucination visuelle. Les immeubles sont animés par un puissant mouvement, on pourrait croire qu’ils glissent eux aussi sur des rails, jaillissent comme des automates géants, en guirlandes de béton, et derrière les vitres, chaque tour entre en collision avec la précédente, et la suivante attend d’être fracassée par l’effet de la perspective. Elle se concentre sur l’effet une quinzaine de secondes. La moiteur du compartiment charrie les odeurs des voyageurs, des aisselles aux résidus organiques des semelles. Et lorsque le dernier bâtiment recouvre tous les autres, anéantis, dissimulés sous un mille-feuille de béton, puis que lui-même disparaît sous les panneaux publicitaires, elle reprend ses esprits. Le train branle sans fluidité jusqu’à la station. Les femmes, les hommes, les enfants se lèvent, laissant claquer les strapontins. C’est la première fois qu’elle prend le métro. Hors de la rame, un ascenseur en panne repose au premier. Les voyageurs se bousculent, se disputent une marche, une rampe. Le soleil pousse les moins pressés vers la sortie. Des néons excitent les autres vers les correspondances. Elle les accompagne, le chemisier trempé, glacée par un vent venu des couloirs, les yeux remplis d’une vision de chaos urbanisé, jusqu’aux escaliers mécaniques, jusqu’à la sortie, jusqu’au pied de l’immeuble.

C’est ici, c’est l’adresse de la production. Elle sonne, on lui ouvre, c’est au deuxième. Elle a eu le temps de déposer sa valise à l’hôtel juste à côté, elle s’est recoiffée dans le miroir, a posé du rouge sur ses lèvres et du parfum dans son cou. On lui ouvre. Bonjour, je m’appelle Louise, je travaillais à l’hôtel où vous deviez faire un film, je pensais peut-être que j’aurais pu passer d’autres castings, je devais jouer le rôle principal, j’ai apporté quelques photos et voici mon CV, je n’ai jamais joué mais le réalisateur souhaitait que je tourne avec lui, je me disais que peut-être il y aurait quelque chose pour moi, je suis prête à travailler dur, ma mère était modèle, regardez c’est elle ici. Elle sort les photos de son sac. Écoutez, mademoiselle, ce n’est pas nous directement qui nous occupons des castings, voici une adresse, vous pourrez vous renseigner pour faire de la figuration. Je connais aussi cet acteur et ce réalisateur, vous savez où je peux les joindre ? La secrétaire regarde les noms. Oui, ils travaillent parfois avec nous, je ne peux pas vous donner leurs adresses personnelles mais je laisse un message si vous voulez. Je ne sais pas, je repasserai, non, plutôt, voici mon téléphone, dites-leur que je suis la jeune fille de l’hôtel, ils sauront, merci.

Elle sort de l’immeuble. Les voitures klaxonnent. Le rythme soutenu du trafic lui tourne la tête. Elle allume une cigarette et rejoint son hôtel. Sur le boulevard, un homme vêtu d’un large tricot marche et ses chaussures, déchirées comme si l’assaut d’un chien brutal l’avait surpris au milieu de la nuit, peinent à couvrir ses pieds qui raclent le sol plus qu’ils ne se soulèvent. Il est difficile d’apercevoir les traits de son visage tant sa barbe et ses cheveux s’entremêlent et sculptent un fatras de tiges drues et sombres. Il avance lentement, il ne mendie pas, c’est une forme, une ombre qu’elle suit des yeux de l’autre côté de la rue, un bloc mouvant dont l’apparence rappelle de loin celle des hommes. Arrivé au carrefour, il s’arrête au passage piéton. Elle l’a cru un instant insensible aux chocs, comme un galet sans attache qu’aucun heurt n’altère. Il attend le feu rouge pour les véhicules. Elle aussi. L’homme est à quelques mètres, elle s’approche de lui, il fige sa masse imposante. Elle lui tend une pièce et s’enfuit.

La ville s’étend sur des kilomètres. Elle se perd, prend le bus, le métro. Les rues et les carrefours se mélangent. Elle découvre la ville comme on tourne les pages d’un dictionnaire, elle papillonne, elle s’arrête au hasard, revient en arrière, elle met fin à son trajet soudainement et se retrouve dans un endroit inconnu, elle se laisse porter, son plan à la main. Parfois elle ne le consulte plus et ne cherche pas à savoir où elle se trouve. Elle avance au hasard, cela la mène forcément quelque part, elle n’a que ça à faire ici, se promener, déambuler en attendant qu’un rendez-vous se confirme. Les noms des rues se succèdent, s’accumulent. Elle pense à la ligne de bus qu’elle prenait jusqu’à la colline des mimosas. Ici elles sont nombreuses, elle se fie aux noms des terminus. Si la sonorité lui plaît alors elle grimpe, sinon elle regarde le bus s’éloigner et marche pour en trouver un autre. Elle s’arrête devant des magasins, des squares, des cimetières, et repense à son père. Elle s’éloigne et veut avoir d’autres images en tête. Elle se retrouve au pied des grands monuments qu’elle admire malgré elle. Tout lui semble étranger et curieusement familier. Rien ne l’étonne, elle se laisse porter, elle n’envie rien, tout cela passe sous ses yeux comme un défilé de fête nationale, à la fois extraordinaire et banal. On regarde les drapeaux et les chars, les hommes et les couleurs, et on se dit que rien ne nous étonne. Elle s’en veut presque de ne pas être surprise par la grande ville, elle n’attendait rien et rien ne l’interpelle vraiment. Elle s’arrête pour acheter à manger, elle s’assoit sur des bancs et donne des miettes à des pigeons, elle reprend son chemin. Elle se dit que sa mère devait connaître toutes les capitales du monde, leurs merveilles, leurs secrets. En était-elle blasée ? Cette nonchalance qui l’anime vient peut-être d’elle, elle ne semble pas dépaysée, elle s’ennuie même. Sa mère s’ennuyait-elle ? Se languissait-elle de son père lorsqu’elle travaillait ? Il semble que oui, pourtant elle continuait à parcourir le monde comme elle-même parcourt désormais la ville, insatiablement et avec tristesse. Les personnes qu’elle croise lui paraissent étrangères et familières tout autant que les bâtiments. Elle remarque les beaux jeunes hommes, les belles jeunes filles, le soin apporté à leur habillement, les pantalons serrés, les chaussures vernies, les chemises et les vestes se mariant à merveille. Elle contemple les couples à la terrasse des cafés, les baisers, furtifs ou langoureux. Dans les parcs, elle observe les enfants qui jouent sous l’œil distrait des nounous, se courent après, se battent, dévalent des toboggans, grimpent sur des cordes si hautes que l’on a peur pour eux, et les autres, les plus petits qui creusent des trous dans les bacs à sable et s’en jettent de pleines poignées au visage. Elle regarde le monde s’activer sous ses yeux qu’elle sait immenses mais que personne ne remarque. Elle s’assoit elle aussi parfois à la terrasse d’un bistrot et reste là une heure à scruter les allées et venues des uns et des autres. Au début, elle n’osait pas. C’est elle que l’on regardait passer depuis les terrasses, mais un jour elle s’est décidée et s’est assise, a commandé un café pour faire comme tout le monde, elle l’a bu trop vite et s’est brûlé le bout de la langue. Elle a remis un peu de sucre et l’a mélangé à l’aide de la cuillère. Elle aime examiner les silhouettes, leurs spécificités. L’un a le dos voûté, l’autre boite légèrement, celui-là marche vite, celle-ci a son bas filé. Elle les observe avec distance et gravité. Qu’ont-ils de plus ou de moins qu’elle ? Elle ne les connaît pas, elle ne les connaîtra jamais, ils sont trop nombreux, elle ne peut pas arrêter chaque personne et lui demander quels sont ses rêves, ses doutes, ses mensonges, ses tromperies. Elle paye l’addition et se lève.

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