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Son reflet est désormais un écho, celui de sa mère, et au matin, elle se regarde dans le miroir et voit une petite fille au regard intense, aussi intense que celui de cette belle jeune femme. On ne peut rien refuser à ces yeux-là. Ils semblent vous transpercer le cœur. Ils sont magnifiques. Elles ont le même regard. Elle contemple encore et encore la photographie. Le même regard qui a charmé des photographes. Le même qui a charmé, sans qu’elle s’en rende compte, un réalisateur. C’est pour cela, se dit-elle, qu’il a voulu travailler avec moi. Mes yeux et leur intensité l’ont marqué, l’ont attrapé, l’ont subjugué, je ne savais pas que j’avais d’aussi beaux yeux. Il aura fallu des images sur du papier glacé pour que je m’en aperçoive, que je réalise que le charme venait de là, des yeux de ma mère et de leur profondeur. Pourquoi mon père ne me l’a-t-il jamais dit ? Pourquoi n’a-t-il jamais voulu me montrer de photos ? Voit-il toujours le regard de celle qu’il aimait dans mes yeux ? J’aimerais lui demander, le supplier de m’expliquer ce manque, cette absence de photos dans notre maison. M’en veut-il de lui avoir enlevé son amour et sa joie de vivre ? Je comprends pourquoi il a si souvent évité de me regarder. Il détournait ses yeux des miens de peur d’y retrouver ceux de son amour mort.

Ce matin, elle a vu sa mère dans le miroir, celle qu’elle devait être à cet âge, rayonnante malgré les pleurs et l’incompréhension, séduisante malgré les cernes et le teint pâle. Elle a passé la nuit à pleurer et Marc ne s’est aperçu de rien. Ce matin, même si son corps était fatigué, épuisé, elle a vu ce qui lui a toujours manqué, le visage de celle qu’elle n’a pas pu connaître. Marc s’est réveillé, il l’a embrassée. Pour lui, elle avait toujours le même visage, rien de particulier n’avait changé. Pour elle, tout avait changé mais personne ne pouvait le voir. Je t’emmène au travail ? a demandé Marc. Oui. Elle ne lui en veut pas. Il ne peut pas savoir, les patrons non plus. Personne ne sait que son visage est devenu autre, différent, superposé à celui d’une inconnue qui a ses yeux. Elle prend son café, mange un gâteau, se brosse les dents, Marc fait démarrer son scooter, elle ferme la porte à clé, ils s’en vont, sa jupe s’envole au-dessus du skaï noir de l’engin.

Il est tôt, le jeune acteur fume une cigarette à l’entrée de l’hôtel, elle passe à côté de lui sans le regarder. Elle se dit que tout cela n’a pas de sens. Un jeune homme se tient là à cause d’un vieil homme qui a voulu faire d’elle une actrice qu’elle n’est pas, qu’elle ne sera jamais. Tout cela a la consistance farineuse d’un gâteau mal cuit, mal dosé, que l’on désire malgré tout des yeux, mais une fois les dents plantées à l’intérieur, une pâte molle sans saveur, étouffante, presque argileuse, plâtreuse, et qui n’en finit pas d’embaumer la bouche de relents de terre humide et d’éléments organiques inconnus, saisit la langue et irrigue le corps, le souille.

Elle dit bonjour aux patrons. Les cafés sont servis et bus, les croissants déglutis. Son esprit, à chaque instant, dans une cadence réglée, regrette d’avoir cédé à la tentation d’autre chose. Elle sait que ses yeux désormais n’y sont pas pour rien. Elle essaye de ne penser à rien, elle sait que les photos de sa mère sont dans son sac à main, à l’abri, près d’elle, loin des clients, des chaises qui reculent bruyamment et des pas qui s’éloignent. Elle range les tasses vides, elle retire les nappes salies, elle vide les poubelles et passe le balai. Elle demande aux patrons si elle peut fumer une cigarette avant d’aller faire les lits, il lui dit oui, l’autre fait la moue, elle allume le briquet qui vient carboniser de sa flamme l’extrémité du cylindre blanc. Elle se repose contre le mur, l’acteur est encore là, il parle au téléphone, d’une voix douce. Elle l’observe, il est plus grand qu’elle, son dos légèrement voûté lui donne l’allure d’un homme mûr alors qu’il n’a pas trente ans. Il s’emporte d’un coup et hurle dans son portable. Il raccroche. Elle baisse les yeux, aspire une bouffée et fixe le trottoir. Une ombre vient s’immiscer dans son champ de vision. Excusez-moi, je n’en ai plus, je peux vous en prendre une ? Il lui désigne le paquet qu’elle a gardé à la main. Oui, bien sûr. Elle lui tend le briquet mais il allume la cigarette avec le sien, alors son bras reste suspendu quelques instants immobile dans le vide. Il recrache la fumée en se détournant d’elle. Il frotte son menton. Vous savez, enfin tu sais, si ça ne te dérange pas que je te dise tu, au début je n’ai pas compris pourquoi le vieux, pardon, Raymond a voulu te choisir, c’est trop risqué, il y a des exemples où des inconnus y arrivent mais quand même, tu n’as jamais joué me semble-t-il, c’est difficile de porter sur ses épaules un premier rôle, et puis, ça a coincé, tu t’en es rendu compte, il fallait bien qu’il y ait un mais, c’est elle qui décide finalement, ce n’est pas lui, elle n’a pas voulu que ce soit toi, je la comprends, c’est son argent, elle veut que tout se fasse comme elle l’entend, et lui, eh bien, il ne peut pas dire grand-chose sur certains points, s’il veut que son film se fasse, il me l’a dit aussi, il doit s’en remettre à elle, après, j’aurais bien voulu savoir ce que ça pouvait donner, on aurait pu faire un bout d’essai tous les deux, je n’ai pas l’habitude de faire des compliments, mais tu as quelque chose, ta manière de bouger, ta façon de regarder, et puis les quelques mots que je t’ai entendu prononcer semblent précieux, je ne sais pas, il y a un truc chez toi qui fonctionne, ça me plaît. Son téléphone sonne. Excuse-moi. Il s’éloigne et paraît reprendre la discussion qu’il avait interrompue. Elle a fini sa cigarette, elle attend quelques secondes et rentre dans l’hôtel. Il parle fort, s’emporte de nouveau, il ne la regarde pas, elle se retourne et voit ses cheveux balayés par une brise qui vient le caresser tandis qu’il tourne sur lui-même, la tête baissée, absorbé, criant à certains moments, les dents serrées, semblant vouloir étouffer des mots pour que personne n’entende. Elle passe devant les dépliants de l’entrée. Un bras soudain la retient. Attends, on pourrait, je ne sais pas, boire un verre ce soir. Il a encore le téléphone à la main. J’aimerais qu’on se voie autre part qu’ici, tu ne connais pas un bar. Elle ne sait pas quoi répondre, il sent bon. Il la regarde différemment. Je ne peux pas vous dire, c’est difficile. Dis-moi où je peux te rejoindre, à quelle heure ? Le patron les observe derrière le comptoir, il voit que le jeune homme a sa main toujours posée sur le bras fin de Louise. Je ne peux pas, je finis à 15 heures, je ne peux pas ce soir. Il relâche sa pression. Elle se dirige dans le couloir et gravit l’escalier. Sa respiration est forte. Elle tourne en rond dans le local d’entretien, les serviettes et les petits savons tombent de son chariot. Il sentait bon. C’est à cela qu’elle songe, pas à son visage. Elle retrouve son parfum, son odeur, puis sa main sur son avant-bras. Elle quitte le cagibi, se dirige vers les chambres, ouvre une porte et s’enferme. Elle s’étend sur un lit défait. La tête plaquée sur l’oreiller, elle regarde le plafond. Les couleurs des murs et des couvre-lits l’entourent comme les vagues qui viendraient se briser sur une île solitaire.

Elle s’est vêtue d’une blouse et a enfilé les chaussons en tissu. Elle ne dit rien. Il est immobile, il n’y a rien à dire, elle reste une demi-heure à ses côtés. Les infirmières passent près des malades du pas feutré qu’on attend d’elles. C’est calme, l’endroit est silencieux. Il y a des personnes qui, comme elle, patientent assises au pied des lits, qui regardent les bips des moniteurs, l’écoulement des perfusions, attentives au moindre mouvement des mains ou des sourcils. Elle se lève et sort de son sac les photos de sa mère. Il a les yeux clos. Il ne peut pas les voir. Elle les lui montre pourtant, elle profite de son inconscience pour l’affronter, le narguer presque. Oui, je te les ai prises dans ton secrétaire, tu m’as caché tout cela et je l’ai découvert. Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? Pourquoi était-ce un secret, un mystère ? J’ai toujours eu le sentiment que tu ne m’aimais pas, ou plutôt, que tu m’aimais comme on aime un tableau qu’on ne regarde plus, sans un mot, sans contact, sans aucune démonstration d’affection. Je devais être pour toi, moi aussi, une image, lointaine et pourtant si proche de toi. Regarde ces photos. Il fallait bien que je les trouve un jour. J’aurais voulu que ce soit toi qui me les montres, que l’on puisse en parler, que tu me racontes tes souvenirs avec elle, puis sans elle, que tu me dises comment elle riait, comment elle pleurait, comment vous étiez tous les deux, quels étaient vos projets, vos goûts, tout ce qui fait un couple, quelle était sa couleur préférée. Aimait-elle le vin, les jupes, la neige ? J’aurais voulu savoir tout ça et l’entendre de ta bouche, mais tu ne m’as rien dit, jamais. Je t’en veux, tu sais. Est-ce que tu m’entends au moins ? Regarde, ouvre les yeux, réponds-moi, s’il te plaît, réponds-moi.

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