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Elle lui a téléphoné cette fois-ci, elle l’a prévenu de sa visite, elle a envie de le voir mais elle voudrait qu’il ne soit pas en robe de chambre. Elle voudrait qu’il accepte ses pains au chocolat, qu’il boive un café avec elle. Elle refera le lit cette fois-ci, elle passera encore le balai dans la cuisine, il ira faire un tour dans le jardin, elle voudrait lui parler de ça, de toute cette histoire grotesque, de ce vieil homme, de cette productrice et de ce jeune acteur, de cette proposition et de cet échec. Elle ne sait pas s’il pourra comprendre. Ils ne se parlent pas beaucoup. Elle aimerait partager cela avec lui. Connaît-il bien le cinéma ? Ce monde-là, y a-t-il un intérêt à lui en parler ? Il voudra ne pas rater son jeu télévisé, oui, mais elle se souvient de films qu’elle regardait avec lui quand elle était petite, des films en couleurs, d’autres en noir et blanc, des westerns, des comédies musicales, cela devait bien lui plaire. Il devait peut-être s’y connaître un peu. Elle tentera quand même de lui en parler. Il a peut-être lu dans le journal qu’un film allait se tourner dans la région. Mme Taine le lui a peut-être dit en lui rapportant ses courses. Il est sûrement au courant, toute la ville va en parler, il n’est pas tout à fait isolé du monde.

Elle s’arrête à l’abribus et traverse l’avenue. Elle marche jusqu’à la maison, ouvre le portail et sonne à la porte. C’est Mme Taine qui lui ouvre. Elle est surprise. Bonjour, il se passe quelque chose ? C’est-à-dire, votre père a fait un malaise il y a une heure, il m’a téléphoné, nous attendons les pompiers, ils ne devraient pas tarder. Comment ça ? Mais je lui ai parlé à midi, je lui ai dit que je venais lui rendre visite. Oui, je sais mais il a eu des douleurs en début d’après-midi, c’est pour ça qu’il m’a téléphoné, les pompiers ne vont pas tarder. Elle ne comprend pas, ou si, elle comprend très bien que son père a téléphoné à Mme Taine au lieu de l’appeler elle. C’est peut-être une attaque, où est-il ? Je l’ai allongé sur le canapé du salon, les pompiers vont s’en occuper. Elle s’avance doucement, le sac de viennoiseries à la main. Papa, c’est moi, comment te sens-tu ? Il ne répond rien, il a les yeux mi-clos et sa respiration est faible. Ne le dérangez pas, les pompiers m’ont dit d’attendre qu’ils arrivent. Je peux quand même le voir non ? C’est mon père. Elle se tourne vers lui. Papa, tu te sens comment ? Pourquoi ne m’as-tu pas appelée ? Je serais venue tout de suite, papa, tu m’entends ? Mademoiselle, les pompiers ne vont pas tarder, on va les attendre, je vous prépare un café si vous voulez. Elle ne veut pas de café, pas de thé. Elle voudrait savoir pourquoi son père ne lui a pas téléphoné en premier. Elle jette le sac de viennoiseries sur la table. Elle ne comprend pas, elle a peur, ça y est, que son père meure, là sur le canapé, dans le camion des pompiers ou celui des urgences ou sur une civière ou dans une chambre d’hôpital la nuit sans que personne s’en aperçoive, dans un silence terrible, elle a peur de tout cela. Mme Taine la regarde attristée. Les pompiers ne vont pas tarder, oui, ils vont arriver pour soigner votre père. Louise ne pense pas à une guérison, elle pense à la mort, à l’arrêt d’un cœur, à des yeux révulsés, blancs et vides. Elle pense à un cadavre, à un corps habillé et maquillé dans un cercueil, puis sous la terre. Elle pense à la pourriture, à l’oubli, au marbre, au gravier des cimetières.

Les pompiers sont là, Mme Taine est allée ouvrir. Oui, il est là. Ils vont le voir, ils s’en occupent. L’un d’entre eux lui demande qui elle est. Je suis sa fille. Mme Taine tend un dossier médical. Et là vous avez la liste des médicaments qu’il prenait. Mademoiselle, nous allons le transporter à l’hôpital, suivez-nous si vous voulez. Je n’ai pas de voiture. Alors nous vous tiendrons informée, appelez l’hôpital d’ici deux heures, il ira d’abord aux urgences, nous ne savons pas encore si c’est grave, il nous répond, c’est déjà ça. Elle le voit porté sur un brancard à roulettes dans le salon, puis dans le couloir, puis dans la cuisine, puis dehors jusqu’au camion. Les portes se referment. Je vais y aller, dit Mme Taine, j’ai un peu rangé en attendant, vous me direz dans quelle chambre il est, je vous appelle demain, au revoir. La maison est vide, les gyrophares et leurs sonneries stridentes disparaissent au bout de la rue.

Prendre un jour de congé, voilà ce qu’elle demande à ses patrons, un seul jour qu’elle voudrait passer aux côtés de son père. C’est-à-dire que d’autres membres de l’équipe du film vont arriver, il faut préparer les chambres et à nous deux on ne peut pas assurer les petits déjeuners et les repas et les lits et les chambres à faire, tu nous mets dans l’embarras tu sais. Comment il va ton père, tu pourras aller le voir l’après-midi, non ? Mais te donner la matinée et le midi, là vraiment on ne peut pas, il y a trop de travail. Elle n’insiste pas. Elle sait que la patronne ne cédera pas. Elle reviendra demain matin pour tout préparer pendant que son père aura la visite de Mme Taine. C’est inutile, elle ne veut pas les supplier, elle ne veut rien leur devoir, ce sont des chiens. Ils ne lâcheront rien. Les voir mourir aussi, dans d’atroces souffrances, sous un camion lancé à pleine vitesse sur la route et qui s’encastrerait dans le hall de l’hôtel et viendrait les écraser derrière le comptoir couvert de mille morceaux de leurs corps éparpillés. Jamais elle n’avait eu de telles pensées, jamais elle n’avait imaginé de telles scènes d’horreur pour eux ou pour n’importe qui, voilà ce qu’elle se dit. Pourquoi y pense-t-elle maintenant ? Elle ne sait pas. Voir mourir toutes les personnes qui ne lui font pas du bien, les voir disparaître et, pour certaines, pour les patrons, dans les cris et la douleur. Le vieil homme, lui, elle voudrait qu’il s’affaisse doucement dans l’escalier de l’hôtel ou trébuche en sortant de voiture. Une mauvaise chute pour un vieil homme, sous un projecteur, une mauvaise glissade. Elle souhaite le mal à toutes ces personnes, que la productrice s’étrangle avec un morceau de viande trop cuite, que le jeune acteur se fasse tabasser par des inconnus en rentrant tard le soir.

En poussant la porte de son appartement, elle y pense encore et pose les clés dans la coupelle. Marc n’est pas rentré. Elle va téléphoner à l’hôpital, demander le numéro de la chambre de son père, s’il est sorti des urgences, s’il va bien. Elle s’assoit sur le canapé. Elle se dit que ce n’est pas lui qui devrait mourir, même s’ils ne se sont jamais vraiment parlé, même s’il l’a ignorée, même s’il n’était pas un bon père, au sens où on l’entend, aimant, attentif, complice et protecteur. Jamais il ne lui a parlé de sa mère. Elle a souvent voulu en discuter mais il n’y avait aucune photo pour se souvenir d’elle, et le jour de la fête des Mères, elle finissait par ne plus rien dire à l’école. Elle n’avait pas de mère, voilà tout. Elle ne faisait pas de cadeaux, elle ne confectionnait pas de colliers, de cartes avec des paillettes et un poème au milieu d’un cœur. Elle n’avait pas de maman, c’est tout.

Marc vient de rentrer. Elle lui dit que son père est à l’hôpital. Il l’embrasse et lui demande des détails. Il la serre dans ses bras. Elle n’a que ça et, à cet instant, cela lui plaît, elle a des bras pour la réconforter, elle s’en veut d’avoir pensé à les quitter, à ne plus les aimer, ils sont là, ces bras, ils ne sont pas parfaits mais ils sont là pour elle et pour personne d’autre, elle est sa princesse. Elle le serre dans ses bras encore plus fort, elle ne veut pas que son père s’en aille, pas comme ça, pas maintenant, elle est trop jeune. Pourquoi a-t-elle un père si vieux ? Pourquoi ses parents ont-ils voulu un enfant si tard ? Elle serre fort Marc dans ses bras et se met à pleurer. Tu as appelé l’hôpital ? Pas encore, j’irai le voir demain après-midi, ils ne m’ont pas donné ma journée, je les déteste. Elle se détache du corps de Marc et le regarde intensément. Tu m’entends, je les déteste, je voudrais qu’ils crèvent, tu m’entends, je voudrais qu’ils meurent tous les deux, dans leur crasse, dans leur hôtel qui sent mauvais, je n’en peux plus de les voir, je voudrais qu’ils meurent tous, tous ceux qui ne comprennent rien, qui sont lâches, tu m’entends, les voir tous crever, les voir crever, répète-t-elle, crever, tu m’entends, crever, tous, un par un, crever. Marc la regarde. Il ne l’a jamais vue comme ça, ce n’est pas sa Louise. Elle se tient la tête entre les mains. Elle pleure, elle râle, marmonne des mots que Marc ne comprend plus. Il s’approche de nouveau d’elle et la reprend dans ses bras. Elle le repousse. Il ne comprend pas. Elle est devenue si différente. Jamais il n’aurait pensé qu’elle puisse agir ainsi, même sous l’effet de la colère. Elle a été si violente dans ses mots, jamais elle ne l’avait repoussé. Louise, calme-toi, je suis là. Elle ne se calme pas, elle pleure. Il ne sait pas quoi faire. Elle est loin, retenue dans un monde dont il n’a pas la clé. Elle non plus.

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