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Après le deuxième jour de tournage, la jeune fille l’invite chez elle. C’est à deux stations, viens prendre un verre. Si tu as du temps, on pourra discuter. Elles s’arrêtent devant un vieil immeuble et gravissent les six étages à pied, essoufflées. Elle découvre l’appartement. Une pièce, un coin cuisine et une salle de bains, les toilettes sur le palier. Je sais mais je n’ai pas le choix. Elle s’assoit sur le canapé. Ça, c’est mon lit, et juste là un petit bureau, ce n’est pas grand-chose mais j’aime bien. Quand je suis arrivée ici il y a deux ans, j’étais comme toi. On peut fumer ? Oui, bien sûr. Elle allume une cigarette et la jeune fille lui sert un verre de vin. La figuration, ça me paye une partie du loyer, parfois je passe des castings plus importants mais j’ai mes cours à la fac, ce n’est pas facile. Et toi ? Je travaillais dans un hôtel. Tu faisais quoi ? Elle n’ose pas répondre, elle la ressert de vin. En fait, j’étais femme de chambre, et serveuse, enfin un peu tout. J’en ai eu marre, il s’est passé quelque chose et depuis ce n’est plus comme avant dans ma tête, je ne sais pas quoi faire, pourtant je me retrouve ici, à participer à un film, mais ce n’est pas pour moi, tu as vu, le réalisateur ne voulait plus me voir dans les plans, je devais être tellement mauvaise. Non, ça arrive, il pense à la couleur de ton pull ou celle de tes cheveux, ils travaillent l’image, ne t’en fais pas, tu peux faire beaucoup de figuration si tu te débrouilles bien. Peut-être. Et toi, tu fais quoi comme études ? De l’anglais. Je rêve de retourner à Londres pour trouver un boulot là-bas. Elle pose son verre. Et faire des films ? Non, il faut un très bon accent. La figuration, c’est pour l’argent, j’aimerais plutôt être traductrice, ou bosser dans une agence de publicité. Dès que j’ai mon diplôme et assez d’argent, je pars. Et tes parents ? Ils sont d’accord, et je ne leur demande pas leur avis non plus, dit-elle en riant.

Il y a des photos au mur, des cartes postales, des billets de concerts, des articles de journaux. Louise se sent bien ici. Elle prend son sac à main et sort une photo. Tu connais cet acteur ? Oui, il a déjà pas mal tourné et puis il est plutôt mignon, pourquoi ? J’ai couché avec lui. Quoi ? J’ai eu une aventure avec lui. Et comment ça s’est passé, enfin, tu l’as rencontré comment ? C’est compliqué, il devait tourner un film pas loin d’où je travaillais, ça s’est fait, c’est comme ça, depuis j’ai quitté mon copain, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça. Et alors tu es venue pour le retrouver ? Non, je ne crois pas, je n’en suis pas sûre, je ne sais pas si j’ai envie de le revoir. Elle regarde l’appartement, la fenêtre mansardée, elle remet la photo dans son sac. La jeune fille se lève et glisse un plat dans le micro-ondes. Et toi tes parents ? Ils sont morts tous les deux. Je suis désolée. Non, c’est bon, ça aussi, c’est comme ça. La jeune fille sort des assiettes. Tiens, attention c’est chaud. Elles mangent en buvant du vin, elles parlent du film et des techniciens. Il y en a un qui n’arrêtait pas de venir me voir, il était plutôt pas mal, je lui ai laissé mon numéro. Elle éclate de rire, Louise rit aussi, elle se sent bien. Il m’a dit qu’il y aurait une fête de fin de tournage, on pourrait y aller ensemble. Avec plaisir. Elles finissent leurs assiettes et la bouteille de vin. Il est tard, je vais rater le dernier métro. Tu veux que je te raccompagne ? Non ça va aller, je vais me dépêcher. Je t’appelle pour la soirée. Elles s’embrassent. Rentre bien.

Elle descend les six étages et se retrouve sur le boulevard. La nuit s’accroche en haut des immeubles, elle frissonne. Elle valide son ticket. Le wagon vole et la ville, château de cartes, dominos de sucre, vient à elle comme les lueurs des étoiles sur la peau de l’oiseau qui sommeille. Le train, avec ses tonnes d’acier, ses kilomètres de câbles, emporte les voyageurs qui connaissent eux la prochaine station. Un jeune homme s’attarde sur ses yeux, puis sur ses jambes. Elle ne le regarde pas une deuxième fois, elle a peur qu’il l’aborde. Le wagon décolle à nouveau. Elle s’en va et fait le chemin qu’il lui reste à pied sous la structure métallique qui, au milieu de l’avenue, rompt en son centre la nuée de voitures klaxonnant. Elle contemple au-dessus d’elle le passage du serpent vert qui ira dans un sens se fracasser dans les entrailles de la ville et dans l’autre ourler le ciel de frisottis caoutchoutés.

Les gens se parlent, fument, boivent, certains dansent et semblent laisser de côté leurs inhibitions. La fête se passe dans un immense atelier blanc. La jeune fille est assise et discute avec le technicien. La musique est forte. Il y a beaucoup de monde. Un jeune homme puis un autre ont abordé Louise. Elle a discuté de tout et de rien en fumant des cigarettes. Elle boit de l’alcool et mange des biscuits apéritifs, et puis des macarons. On ne sait pas tout de suite si la lumière provient d’une source naturelle ou d’une accumulation équilibrée de néons disposés dans l’axe des poutres. La verrière est une voûte par laquelle les teintes se déclinent en une harmonie infinie. Elle se retrouve au centre de cet atelier. Un homme vient à sa rencontre et la retient par le bras. Elle renverse du vin sur son chemisier. Il lui donne un mouchoir brodé nuancé de bleus et de verts chauds et l’entraîne dans un coin, vers l’angle d’un meuble isolé sur lequel sont disposés des assiettes et des verres. Elle se laisse faire. Venez, vous faisiez quoi sur le film ? Pas grand-chose, de la figuration. Ce n’est pas rien, il en faut sinon les films ne se feraient pas. Elle le trouve beau et rassurant, il semble savoir ce qu’il veut. Il a une barbe soigneusement taillée, les cheveux mi-longs, une veste claire. Il s’avance vers elle en lui tendant les mains. Ne soyez pas timide. Elle le regarde avec attention. Il est plus âgé. Il vit et travaille ici. Le monde qu’elle découvre lui ressemble. Vous savez, les figurants sont l’âme d’un film, le décor sans lequel les acteurs ne peuvent pas briller. Ses mains effleurent ses cheveux, il la frôle presque.

Soudain, surgissant d’une ouverture que la blancheur dissimule, une femme s’approche d’eux et le sourire qui l’accompagne pare son visage d’une bienveillance amicale. Elle les dévisage, les coudes posés sur le bar de l’immense atelier. Elle semble ivre et jette un coup d’œil pour vérifier qu’elle a toute leur attention. Elle se met à parler, emphatique et solitaire. Si certains ont connu l’éclairage vif des projecteurs, dit-elle en lançant un regard sur l’assistance, je me suis lassée de ces tapages factices qui brodent des châles avec lesquels on ne se réchauffe pas. Elle étire les bras et penche la tête d’un côté puis de l’autre en esquissant de temps en temps un sourire. Ma vie a les allures d’un théâtre dont les fils, qui autrefois s’attisaient sur scène, se sont tus, ceux qui m’entouraient, ceux qui cherchent encore des récompenses pour l’unique fortune que le hasard leur a donnée, un beau visage qui illumine l’écran, une plastique facile, dans l’aisance ou le malaise d’une révélation, galopent au milieu d’une meute que j’observe amusée, je n’ai pas demandé à ce que la glaise se transforme en muse, les doigts qui m’ont effleurée, modelée, malmenée ont cru se réjouir d’une sphère qu’ils pensaient polie mais ils n’ont pas eu accès à la matière intacte, les hommes, un par un, deux par deux ou par mille usant de mon image, faisant fructifier auprès de leurs semblables ce que finalement je ne voulais bien que leur céder, se répétaient, se succédaient alternativement, de face et de dos, dans le décor sombre ou lumineux d’une scène à jamais rejouée mais que pourtant, à mes yeux, je n’ai jamais vraiment désirée. Ce ton théâtral accentue l’état d’ivresse dans lequel elle se trouve. Les sourcils dressés, puis froncés sous l’agitation de son discours, l’homme s’approche et lui demande de partir. Excusez-la, elle ne sait plus ce qu’elle dit. Ce n’est pas grave. Vous voulez fumer une cigarette avec moi dehors ? Oui, avec plaisir. Ils s’éloignent et sortent de l’atelier pour se retrouver dans une cour intérieure. C’était qui ? Une actrice, elle ne tourne plus depuis quelque temps, c’est la rancune qui la pousse à se comporter comme cela, le cinéma est déroutant pour ceux qui s’y perdent. Et vous, que faites-vous ? demande-t-elle. Moi, je suis chef-opérateur, je fabrique l’image. Si le réalisateur désire un effet, un cadre, un mouvement de caméra, je suis là pour ça. Il doit avoir quarante ans. Il s’approche d’elle et la prend par l’épaule. Je peux vous embrasser ? Elle se laisse faire. Les poils de sa barbe frottent sa joue. Il sent l’alcool et la fumée. Il la serre un peu plus dans ses bras. Elle a trop bu elle aussi, elle s’en rend compte. Elle se libère et le repousse légèrement. Je ne vous connais pas. Moi non plus, dit-il, ce n’est pas grave, venez, on peut aller chez moi. Non, je ne crois pas. Je pourrai vous présenter le réalisateur si vous voulez. Avec vos yeux, je suis sûr qu’il vous trouvera un rôle dans son prochain film. Elle se dirige vers l’atelier. Attendez, on ne va pas en rester là. Elle ne l’écoute plus. La musique paraît encore plus forte. Elle cherche son amie des yeux, elle l’aperçoit dans les bras du technicien. Ils s’embrassent. Elle a envie de partir. Son amie la voit et se lève. Tu t’amuses bien ? Oui, ne t’inquiète pas pour moi. Elle revient sur ses pas et se retrouve nez à nez avec le chef-opérateur. Restez un peu, s’il vous plaît. Non je ne peux pas, je suis désolée, il faut que j’y aille. Elle le contourne et se dirige jusqu’à la porte de l’immeuble. Dans la fraîcheur de la nuit, elle ne sait plus de quel côté se trouve la station de métro. Elle marche dans une direction puis une autre, elle hèle un taxi, lui donne l’adresse et se retrouve plus tard au pied de son hôtel. Elle récupère sa clé, monte les étages, ouvre la porte et s’allonge en pleurant sur le lit.

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