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— J’avais une peur horrible que tu commettes une imprudence, que tu tentes un coup de force parce que cet enfant qu’on m’annonçait, je voulais de toutes mes forces pouvoir le mettre un jour dans tes bras. J’étais devenue fragile et même précieuse à mes propres yeux…

— Pourquoi ne pas l’avoir dit dans ton billet ?

— Pour que tu te ronges les sangs doublement ?

— Je ne crois pas qu’il soit possible de se tourmenter davantage que je ne l’ai fait, soupira-t-il en appuyant ses lèvres dans les beaux cheveux encore humides mais qui avaient retrouvé leur chaude couleur blond vénitien.

La suite des jours s’était révélée paisible pour la future mère dans la maison de Déborah et de Samuel dont elle ne sut jamais le nom. C’était une maison rectangulaire dans sa partie principale, terminée par une terrasse dont Lisa n’avait pas l’accès mais entourée d’un jardin, fermé il est vrai par de hauts murs qui ne permettaient pas de voir au-delà, mais elle devait être située dans des collines : cela se sentait à l’air plus doux et plus frais. Un grand figuier centenaire étendait ses branches sur une partie du jardin et Lisa vécut sa captivité à l’ombre de ses feuilles épaisses. Déborah la soignait attentivement. La chance voulut qu’elle soit sage-femme et, en outre, toute femme enceinte est quasi sacrée pour une Juive.

Enfin il y eut le jour récent, où l’on vint dire à la prisonnière que son époux était revenu à Jérusalem et que, selon toutes probabilités, il avait rempli sa mission. Et comme à l’aller, Lisa, endormie et les yeux bandés de surcroît, quitta la maison, somme toute hospitalière, où elle avait passé de si longs mois ! Pour qu’elle passe plus facilement inaperçue, on lui avait teint le visage et on l’avait habillée en femme juive de la campagne. D’ailleurs, il lui fallait à présent des vêtements amples et la jolie robe de mousseline blanche à fleurs jaunes n’était plus qu’un souvenir. Elle retrouva la demeure de Mea Shearim dont elle était partie.

Dans la nuit, un homme qu’elle ne connaissait pas – elle n’avait jamais vu Abner Goldberg ! – l’emmena à travers les rues et les ruines de la Vieille Ville jusqu’à cet endroit sombre où la mort attendait. Le drame s’était déroulé rapidement, ordonné par une femme blonde si visiblement anglaise que Lisa pensa qu’il valait mieux se faire connaître, mais l’autre parut s’amuser beaucoup de son aspect bizarre qu’elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’expliquer : un coup appliqué sur la tête la renvoya au pays des cauchemars dont elle ne sortit que dans une voiture lancée à toute vitesse à travers l’obscurité mais, cette fois, sous la garde d’Arabes à la mine farouche, armés jusqu’aux dents. Au bout du chemin, le scénario déjà vécu quelques mois plus tôt se renouvelait : une maison blanche dans un lieu inconnu, pas de jardin mais un patio avec des plantes autour d’un vieil olivier, une femme entre deux âges…

— Celle-là s’appelait Halima et n’était pas sage-femme, soupira Lisa, mais elle n’eut pas besoin de connaissances spéciales pour constater mon état. Elle éclata alors en imprécations contre les hommes qui m’accompagnaient. Je ne comprenais pas mais, à sa gesticulation, je n’avais pas de peine à traduire : elle était furieuse, scandalisée qu’on lui amène une créature enceinte jusqu’aux yeux. Quand les hommes se furent éloignés, elle essaya de me rassurer, expliquant dans un anglais hésitant que je devais rester chez elle jusqu’à ce qu’une personne inconnue eût quitté le pays, mais que je serais bien traitée. En fait, durant les heures que j’y suis restée, Halima se montra aussi attentive que Déborah et je ne te cache pas que cela m’a donné à penser. J’en avais plus qu’assez de cette aventure qui n’en finissait pas mais elle me faisait découvrir qu’il pouvait exister une solidarité entre les femmes quand il s’agissait d’un enfant à naître. Très vite, elle m’en a donné une preuve absolue…

— L’âne et ton accoutrement, c’est elle ?

— Bien sûr. Pourtant je ne suis pas restée longtemps chez elle. Dès le matin, des troubles éclataient et les hommes quittèrent la maison. Alors, elle vint me dire que ma présence devenait trop dangereuse et qu’elle préférait me laisser partir parce qu’elle ne voulait pas qu’on me trouve chez elle. Il fallait que je prenne la fuite et, dans ce but, elle m’a expliqué quelle route suivre pour rentrer à Jérusalem. Je ne demandais pas mieux, tu penses, mais il y avait près de quarante kilomètres et cela l’inquiétait : « Dans ton état, tu n’y arriveras jamais ! » me dit-elle. Alors, elle m’a déguisée comme tu l’as vu et elle m’a donné un âne, qui appartient d’ailleurs à sa sœur mariée à un chaudronnier de la ville arabe. C’est là qu’on doit le ramener. Et puis, hier matin, je me suis installée dessus et elle m’a souhaité bonne route… au nom d’Allah !

— Qu’il la bénisse ! s’exclama Aldo. J’aurais bien voulu te voir sur ton âne. Tu devais ressembler à la Sainte Vierge lors de la fuite en Égypte…

— Voilà que tu blasphèmes maintenant ? fit Lisa avec sévérité. Il n’y pas de quoi rire. La Sainte Vierge devait avoir encore plus peur que moi à cause des soldats d’Hérode et son chemin était plus long. Il est vrai qu’elle avait son époux et que moi j’étais malade de crainte que tu ne soies déjà reparti…

— Sans toi ? Tu es folle, Lisa ! J’étais venu te chercher et aucune force humaine ne m’aurait fait partir. La route n’a pas été trop dure ?

— Elle m’a paru interminable ! Grâce à Halima, j’avais de quoi boire et de quoi manger mais il y avait tous ces gens que je rencontrais, ceux qui fuyaient et ceux qui allaient au combat. Je me suis cachée dix fois au moins… Et j’ai marché une partie de la nuit.

— Tu savais comment manier un âne ?

— J’en ai eu un quand j’étais petite et je l’adorais. Après j’ai eu des chevaux mais je l’ai toujours regretté.

— Tu n’as pas fait de mauvaises rencontres ? Personne ne t’a parlé ?

— Des mauvaises rencontres, non. Je te l’ai dit : Je me cachais quand j’avais un doute. Quant à parler, je faisais signe que j’étais sourde et muette… Mais j’étais contente d’arriver…

La voix de la jeune femme se fêla imperceptiblement et Aldo resserra son étreinte autour des douces épaules.

— Tu es en sûreté à présent, mon ange, et je te jure que plus personne ne réussira à me séparer de toi…

— Je te crois, pourtant il va falloir que tu me laisses seule un moment.

— Pour quoi faire ? On n’est pas bien là, tous les deux ?

— Si, mais il va falloir que tu me cherches de quoi m’habiller. Je ne peux pas vivre drapée dans un peignoir de bain en tissu éponge.

— Je vais m’en occuper mais d’abord je vais demander qu’on rapporte tes bagages. Sachant que je devais revenir ici pour te récupérer, je les avais confiés à la direction de l’hôtel. Sauf tes bijoux que Tante Amélie a remportés.

— Ça, c’est une bonne nouvelle ! s’écria Lisa. Bien que je craigne de ne plus rentrer dans mes vêtements habituels…

— À cause de ton tour de taille ?

— Pas seulement. Tu n’as pas remarqué que j’ai grossi ? Mon régime de ces derniers temps était fait de pois chiches écrasés dans l’huile, de figues, de dattes, de fromages de chèvre et de pâtisseries dégoulinantes de miel et bourrées d’amandes ou de pistaches. J’adorais d’ailleurs mais ça n’a jamais fait maigrir personne ! Tout à l’heure, dans la salle de bains, j’ai eu un choc ! gémit-elle. Je ne vais plus oser me regarder dans une glace !

— Tu devrais, pourtant, mais regarde bien ! Tu n’imagines pas à quel point tu peux être appétissante avec tes rondeurs.

Et, pour mieux la convaincre, Aldo donna à sa jeune femme un baiser aussi peu conjugal que possible…

Lorsque, fidèles aux prévisions du capitaine Harding, Adalbert et Mac Intyre reparurent vers la fin de l’après-midi, ils apprirent du portier que le prince Morosini était absent mais qu’il les invitait à dîner le soir-même. Ils furent un peu étonné que leur retour eût été prévu avec tant d’exactitude mais s’en trouvèrent plutôt soulagés : Aldo devait être au courant des troubles et ne leur en voulait pas de rentrer si vite. En revanche son invitation les surprit davantage : ils l’imaginaient si bien terré au fond de sa chambre, environné d’un nuage de fumée irrespirable et malheureux comme les pierres !

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