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Tirant de se poche un grand mouchoir blanc, il le lui mit doucement entre les doigts sans qu’elle montrât le moindre étonnement tant son chagrin était intense :

— Merci ! dit-elle seulement.

— Vous avez beaucoup de peine, n’est-ce pas ? fit Aldo avec une grande douceur. Comme une petite fille, elle hocha la tête vigoureusement. Alors il ajouta : Trop pour causer un instant avec moi ?

— De quoi… voulez-vous parler ?

— Du comte Manfredi et de la grande-duchesse… Non, ne vous étonnez pas ! Il y a un instant, je sortais de ma chambre pour essayer d’avoir un entretien avec vous…

— Au sujet des boucles d’oreilles ?… Mais je ne peux plus… rien faire… Comprenez-le ! Elle les porte et…

— Il ne s’agit pas de cela. Je sortais donc quand, sans le vouloir, j’ai surpris votre conversation avec Taffelberg. Il se trouve que je connais bien Manfredi et je voudrais comprendre ce que tout cela signifie ?

— Vous le connaissez ?

— Oui… et peut-être pourrais-je vous aider ? Me ferez-vous assez confiance pour m’expliquer de quoi il est question ?…

— Oh c’est simple… C’est insensé mais c’est simple… Il y a environ un an, lorsqu’elle a appris le mariage d’Alberto Manfredi avec qui elle avait eu une aventure passionnée, Son Altesse a décidé, lorsqu’elle mourrait, de lui léguer le corps « qu’il a tant aimé », paré comme il le serait au moment de sa mort et vêtu de la robe de leur première rencontre afin qu’un jour ils reposent côte à côte dans cette terre de Lugano qui a vu leur passion. Il doit lui être remis solennellement et il pourra garder en souvenir les joyaux qui l’orneront avant de les emporter avec lui dans la tombe… Voilà !

— Et vous trouvez que c’est simple, vous ? C’est le coup le plus pervers que l’on puisse asséner à un homme qui vient de trouver enfin le bonheur de sa vie. Comment croyez-vous que la comtesse accueillera cette rivale posthume avec ou sans joyaux ?

— Des joyaux qu’elle n’aura pas le droit de porter… mais qui la tenteront peut-être.

— Pour ce que j’en sais, cela m’étonnerait beaucoup. Mais alors pourquoi s’est-elle parée aussi des émeraudes qu’elle devait me vendre ?

— Parce que vous lui avez dit qu’elles suscitaient le malheur… tout simplement !… Elle pouvait être bonne, pourtant ! Elle l’a été pour moi.

Confondu par cette nouvelle découverte des méandres d’un cerveau féminin avide de vengeance, Aldo garda le silence, imité en cela par la jeune fille plongée à nouveau dans ses tristes pensées.

— Qu’est-ce que Taffelberg compte faire dans l’immédiat ?

— Procéder selon les usages. Le corps va être embaumé puis exposé pendant trois jours et trois nuits à la piété de ses anciens sujets. Ensuite, il sera descendu dans le caveau…

— … dont, une belle nuit, Taffelberg le tirera discrètement pour le confier à quelque fourgon qu’il escortera lui-même jusqu’à Lugano afin de procéder à la remise « solennelle » ?

— Exactement. Depuis toujours, il est amoureux de Son Altesse et il exècre en proportion le comte Manfredi. Il lui fera tout le mal qu’il pourra… Cela me désole, car le comte Alberto a aimé sincèrement ma maîtresse mais sa jalousie, ses foucades l’ont détaché d’elle peu à peu. Avant même qu’il ne rencontre sa femme actuelle.

— Et bien entendu elle n’a jamais voulu l’admettre ?

— Non. Son excuse est qu’elle a beaucoup souffert de leur séparation et qu’elle en souffrait encore. Au point d’en arriver là où nous en sommes… Mais veuillez m’excuser ! Il faut que je retourne auprès d’elle…

— Allez, mademoiselle de Winkleried ! Et pleurez en paix votre grande-duchesse sans trop vous tourmenter pour le comte Alberto ! Je vais m’en occuper.

— Vrai ? Vous pourrez faire quelque chose ?

— Cela devrait être possible avec un peu de chance !

La chance, Aldo n’était pas loin de penser qu’elle allait peut-être se décider à lui sourire enfin. Si Taffelberg était l’homme qu’il croyait – et il se trompait rarement sur le caractère de ses contemporains – les émeraudes atteindraient Lugano sans encombres. Même si le nouveau grand-duc manifestait quelque intention de refuser le départ à la parure de Fedora, on pouvait compter sur Taffelberg pour exécuter à la lettre les instructions de la défunte, dût-il pour cela déclencher une révolution de palais ou même passer son épée au travers du corps du vieil homme. Celui-ci n’aurait droit à son respect, à son obéissance qu’une fois l’âme tortueuse de Fedora satisfaite.

Ce fut aussi l’avis d’Adalbert quand Morosini lui rapporta ce qui venait de se passer.

— Si je comprends bien, on part demain pour Lugano ? Quelle bonne idée ! C’est un coin que j’aime bien et on y aura presque chaud !

— Demain, non. Je ne veux pas quitter la place aussi vite parce que je préfère voir ce qui va se passer dans l’immédiat. Le général, qui devient grand-duc, a des réactions imprévisibles : il pourrait éprouver quelque peine à voir s’éloigner des joyaux aussi précieux…

— … mais qui n’appartiennent pas au trésor grand-ducal : ils sont la propriété privée de Fedora. Moi aussi j’ai échangé quelques mots avec sa suivante quand on était dans la chambre. Quant aux réactions du vieil homme, elles devront apprendre à se méfier de celles de l’ancien aide de camp : les siennes aussi sont imprévisibles mais je les crois toujours énergiques. Fedora partira pour le Tessin avec toute sa quincaillerie, tu peux en être sûr.

— On n’est jamais trop sûr ! marmotta Morosini. Et vingt-quatre heures d’avance sur Taffelberg nous suffiront pour prévenir Manfredi…

Tout se passa le mieux du monde. Le prince Morosini ayant fait connaître son désir d’assister au service funèbre par respect pour la mémoire de celle qui l’avait invité mais proposé de se retirer à l’auberge du village, le nouveau grand-duc ne put répondre à un procédé si courtois que par une invitation à résider au château jusque-là. Ce qui permit de surveiller discrètement les préparatifs.

Le corps embaumé de Fedora paré comme il l’était au soir de sa mort fut exposé dans la salle des Chevaliers où aurait dû se dérouler le bal et pendant trois jours les gens de la région, les amis plus lointains aussi purent venir s’incliner devant cette Belle au bois dormant qu’aucun baiser ne réveillerait plus. Grâce aux ordres féroces lancés par Fritz von Taffelberg les journalistes ne purent même pas franchir les limites basses du château gardé comme pour un siège. Répandus aux alentours dans les auberges de campagne, ils devaient se contenter d’espérer l’arrivée d’une personnalité à la suite de laquelle ils pourraient s’infiltrer. L’un d’eux tenta même l’escalade mais dépisté par les chiens des gardes qui patrouillaient sans cesse, il fut reconduit piteusement mais sans dommage à la porterie. Même ceux qui montaient au château pour l’hommage ultime devaient montrer patte blanche.

Retenus symboliquement par des cordons de velours, les visiteurs défilaient lentement devant le catafalque encadré par d’anciens soldats de la Garde et flanqué de hauts candélabres de bronze portant des cierges allumés dont les flammes faisaient étinceler la fabuleuse parure dont la vue amenait quelques discrets chuchotements. Visiblement tous ces gens se demandaient si l’on allait vraiment enfermer un tel trésor dans un tombeau mais personne n’osait poser la question. Debout à trois pas du corps, Fritz von Taffelberg dans son uniforme de hussard, ses mains gantées de blanc appuyées sur la garde de son sabre planté devant lui, surveillait, l’œil grand ouvert et farouche.

— Tu crois qu’il lui arrive d’aller dormir ? chuchota Adalbert.

— Je ne suis même pas certain qu’il en ait besoin. Il a l’air fait d’une autre matière que le commun des mortels, mais…

Morosini suspendit sa phrase. Son attention venait de se fixer sur un petit homme chauve, vêtu d’une confortable pelisse gris anthracite qui passait dans la grande flaque de lumière jaune générée par les cierges. Des gens à la mine cossue il y en avait quelques-uns au milieu des paysans et celui-là n’avait rien de particulièrement remarquable, si ce n’est un nez en pomme de terre, un nez boursouflé et piqueté d’amateur de trop bonne chère. Du menton, Aldo le désigna à son ami qui s’étonnait de l’interruption de sa phrase :

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