— C’eût été dommage ! Votre Altesse n’aime pas la musique ?
— Si, bien sûr. Chaliapine est divin mais… toutes ces soirées se ressemblent où que l’on aille à travers le monde : un concert, un souper ou alors un bal, un souper. On finit toujours par se retrouver à table et c’est fou ce que, parfois, l’on peut s’y ennuyer ! Et c’est toujours d’une longueur !…
— Je ferai de mon mieux pour vous distraire, madame, et éviter de vous décevoir. Peut-être ne suis-je pas aussi intéressant que Votre Altesse l’imagine ?
— Oh si ! Vous n’êtes pas un inconnu pour moi… mais, par pitié, oubliez l’altesse et la troisième personne. Cela alourdit tellement la conversation !
— Comme vous voudrez ! Que souhaitez-vous savoir de moi ?
— Oh, beaucoup de choses ! Je suis très curieuse… En outre il y a, sur vous, l’auréole de Venise, la ville la plus captivante qui soit, et aussi celle de toutes ces pierres précieuses, de ces joyaux fabuleux qui passent entre vos mains. Ce que j’aime le plus au monde !…
Aldo saisit la balle au bond :
— Je sais. Vous êtes connue, madame, pour votre amour des très belles pierres, surtout des émeraudes… et celles que vous portez ce soir sont fabuleuses…
— N’est-ce pas ? fit-elle, ravie. Je suis folle de ces girandoles ! Je les ai payées une fortune à une femme bizarre, à demi tzigane qui était la maîtresse d’un mien cousin et qu’il tenait cloîtrée dans un rendez-vous de chasse des Karpates. Tenez ! Admirez !
D’un geste vif et gracieux, elle en avait détaché une qu’elle tendit à son voisin, ajoutant aussitôt avec un petit rire :
— Mon Dieu !… Mais votre main tremble ?… Vous êtes aussi atteint que moi, dirait-on ?
C’était vrai. Une violente émotion secouait Aldo à tenir enfin entre ses doigts cette merveille qu’il était prêt à payer de son sang s’il le fallait. Il eut beaucoup de peine à la maîtriser :
— Beaucoup plus, madame ! Vous avez, dites-vous, payé ces joyaux une fortune ? Moi je donnerais tout ce que je possède au monde pour les obtenir.
Son ton était si grave que les beaux yeux verts s’arrondirent :
— À ce point ? fit-elle en récupérant le bijou pour le remettre en place. Essayeriez-vous de me faire peur ?
— Nullement, Altesse, mais ce sont des pierres extrêmement anciennes dont l’histoire est étonnante.
— Vous la connaissez ?
— Assez bien.
— Alors dites, dites vite !
— Veuillez m’excuser mais pas ici !
On servait, en effet, des homards Thermidor et de nombreux valets s’activaient autour des tables. D’ailleurs le maître de maison, jugeant que le Vénitien accaparait un peu trop sa belle voisine, venait d’attirer son attention. Aldo en profita pour prendre deux ou trois respirations afin d’apaiser les battements de son cœur et tenter de mettre sur pied un plan d’attaque. Il en était à se demander si un cambriolage en règle ne serait pas la meilleure solution quand Fedora revint à lui :
— Vous avez raison. On ne peut pas parler ici et, d’autre part, je pars pour Langenfels demain matin afin de préparer le bal que je donne, traditionnellement, la dernière nuit de l’année. Vous y serez mon hôte à cette occasion et j’espère qu’ensuite vous me tiendrez compagnie durant quelques jours. Nous aurons alors tout le temps… de nous mieux connaître et de parler ! Viendrez-vous ?
Sa main effleura celle d’Aldo cependant que sa voix se faisait plus chaude et plus intime. Morosini se rappela alors les nombreux amants que l’on prêtait à cette sirène et pensa, avec un rien d’accablement, qu’il allait lui falloir encore payer de sa personne, mais la chance qui s’offrait à lui était trop belle pour la repousser. Il serait temps d’aviser quand il serait dans la place…
— Avec une joie infinie ! murmura-t-il avec son sourire le plus ravageur. Votre invitation m’enchante d’autant plus que je dois me rendre à Vienne par la suite. À ce propos… puis-je me permettre d’amener mon… secrétaire ? ajouta-t-il après une imperceptible hésitation sur le poste qu’il allait offrir à Adalbert dont la présence… et les talents bien particuliers lui semblaient tout à fait indispensables.
— Bien sûr ! Qu’est-ce qu’un secrétaire ? fit la grande-duchesse en balayant l’objet d’un geste désinvolte. Le château est immense et il y aura d’ailleurs d’autres invités. Mais eux ne resteront pas…
Il fallut abandonner cet intéressant aparté. L’autre voisine d’Aldo, une comtesse russe appartenant au Comité de secours, se manifestait en lui demandant quel temps il faisait à Venise. Il lui répondit avec toute l’amabilité d’un homme à qui tous les espoirs sont permis.
Le lendemain matin, il se précipitait chez Adalbert afin d’être bien sûr qu’il ne serait pas en train de courir les magasins ou de prendre le thé avec son Anglaise. En effet, il tomba au milieu de son petit déjeuner après qu’un Théobald à la mine découragée l’eut introduit. L’air pensif et la mèche plus rebelle que jamais, Adalbert trempait distraitement un croissant dans un bol de café au lait. Il n’avait pas dû beaucoup dormir car sa chambre empestait le tabac au point qu’Aldo jugea utile d’ouvrir une fenêtre avant de lâcher, d’un bloc, le paquet de nouvelles qu’il apportait. Adalbert l’écouta avec un doux sourire et articula enfin :
— Moi aussi, j’ai une grande nouvelle je suis fiancé ! Hilary et moi nous marierons au printemps.
— Mes félicitations ! C’est pour ça, j’imagine, que ce pauvre Théobald a la tête à l’envers ?
— Bah, il s’y fera ! Hilary est tellement adorable !
— Ce n’est pas l’effet qu’elle me fait mais ce que j’ai besoin de savoir maintenant, c’est si je peux compter sur toi ?
— Pour être ton secrétaire à la fin de l’année chez la grande-duchesse ? Bien sûr ! Ça tombe d’autant mieux que, du coup, je vais pouvoir accompagner Hilary en Angleterre pour fêter Christmas avec elle et sa famille. Elle veut me présenter. C’est bien naturel…
— Tout à fait ! Eh bien, mes vœux t’accompagnent… mais arrange-toi pour être sur le quai de la gare de l’Est au jour et à l’heure que je te ferai savoir ! Tâche de te souvenir, au milieu de ton paradis britannique, que je me bats pour la vie de ma femme à moi !
Et il partit en claquant la porte, plus furieux qu’il ne l’aurait cru et d’autant plus qu’il se savait injuste et même cruel. Adalbert avait bien le droit d’être heureux et, en outre, il savait quelle tendresse il portait à Lisa, une tendresse qui l’avait parfois agacé. Il se sentit si mal, même, qu’il faillit revenir sur ses pas pour se faire pardonner ses dernières paroles mais l’orgueil le retint. Et aussi une certaine lassitude. L’amour, il le savait, pouvait briser n’importe quoi, même une belle amitié. Peut-être fallait-il qu’il se fasse à l’idée de perdre Adalbert ?…
Pourtant, au jour et à l’heure indiqués, celui-ci arpentait le quai de la gare d’un pas solide, une serviette de cuir à la main et vêtu avec toute la discrétion qui convient au secrétaire d’un personnage illustre, mais Aldo ne se méprit pas sur l’air de componction avec lequel il accueillit son « patron » lorsque celui-ci fit son apparition : Adalbert n’avait pas digéré sa « sortie » meurtrière de l’autre jour. Qu’il n’avait cessé de regretter d’ailleurs. Aussi sans se soucier des autres voyageurs qui encombraient le quai et que la nuit d’hiver changeait en silhouettes imprécises, il l’empoigna aux épaules et l’embrassa :
— Pardonne-moi ! dit-il, je ne savais plus bien ce que je disais.
— Oh, c’est oublié. Moi aussi, j’ai à m’excuser de t’avoir laissé supposer que je ne pensais plus à Lisa et à ce que tu endures… À présent, il faut établir notre plan de bataille…
— Je ne demande que ça… À propos, Hilary va bien ?
Adalbert éclata de rire :
— Hilary à propos d’un plan de bataille ? Tu ne désarmes pas, on dirait ?… Rassure-toi, tu ne vas pas la voir surgir du train : elle a consenti à rester chez elle… Ah, pendant que j’y pense : quel est mon nouvel état civil ? Tu m’as fait faire un faux passeport ou quoi ?