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— Autrement dit, soupira Morosini quand Salomé cessa de parler, nul ne sait maintenant où sont les « sorts sacrés ». Ils ont définitivement disparu, je pense. Et toi tu m’as menti en me laissant croire que tu savais où ils étaient.

— Je ne t’ai pas menti. En Roumanie, ou plutôt en Transylvanie, il y a une ville nommée Sighishoara. Là est né Vlad Drakul, là est née aussi la seule femme qu’il ait jamais aimée : une tzigane nommée Ilona. Sighishoara est une ville sainte pour les tziganes : c’est là que chaque année ils élisent leur roi et cela depuis la nuit des temps. C’est là que chaque année aussi Vlad retrouvait Ilona. Pour lui, elle a fini par quitter sa tribu et devenir sédentaire. Peut-être aussi pour éviter à ses frères les horribles vengeances de son amant. Elle a donc vécu là et elle lui a donné une fille qu’il aimait tendrement. C’est à elle enfin qu’au moment du plus grand péril il a confié les pièces les plus précieuses de son trésor… dont les deux émeraudes. Elles sont toujours chez elles.

Morosini sursauta :

— Tu plaisantes, je suppose ? Tu me parles de femmes qui vivaient il y a quatre siècles comme si elles étaient encore de ce monde.

— Elles y sont toujours en quelque sorte : la fille d’Ilona ne s’est jamais mariée mais chaque année, quand revenaient les tziganes, elle retrouvait son amant dont elle a eu une fille pour qui les choses se sont passées toujours de la même façon. De fille en fille, la descendance a atteint notre temps…

— Et elles ont été assassinées les unes après les autres ?

— Pas du tout. La malédiction a fait trêve pour ces femmes qui vénéraient ces pierres dans lesquelles sont inscrits le soleil et la lune, ces protecteurs naturels du peuple du vent et des longues routes. Elles s’en sont faites les… vestales en quelque sorte. S’y ajoutait la légende, horrible et glorieuse, de l’homme qui avait voulu libérer la Valachie du joug des Turcs. Il n’y a aucune raison pour que l’Ourim et le Toummim aient quitté la Roumanie…

— Comment le sais-tu ?

— Cela, c’est mon secret. Tu dois t’en contenter…

Aldo n’insista pas. Il se leva, chercha ses vêtements et s’habilla, pris d’une sorte de hâte de s’éloigner de ce lieu, de ce divan où il avait violé le serment du mariage. Pour sauver Lisa sans doute, mais il était trop honnête avec lui-même pour ne pas se reprocher le plaisir qu’il y avait pris. Se fût-il laissé convaincre si facilement si la femme n’avait été aussi belle ?

— Il y a pourtant une question à laquelle je voudrais que tu répondes…

— Demande toujours…

— Oh, c’est simple : les pierres sont juives, comme toi-même. Pourquoi donc, sachant où elles se trouvent, n’as-tu rien dit à ceux de ta religion ?

— Parce que je n’avais pas confiance. Les hommes ont changé, et je craindrais trop que la valeur marchande des émeraudes ne l’emporte sur leur valeur morale. Et puis je t’attendais. Je ne pouvais le dire qu’à toi… Va là-bas ! Cherche la demeure de celle qui porte en elle le sang de l’Empaleur. Tu trouveras les « sorts sacrés » et ils reverront Jérusalem. Là, au moins, ils seront enfin à leur place et dans les mains qui leur conviennent…

Pensant soudain à Goldberg et aux moyens qu’il employait pour entrer en possession des émeraudes, Morosini se demanda si de telles mains pouvaient être prédestinées. Il en doutait fort mais se garda bien de l’exprimer.

Il était à présent prêt à partir mais jugea prudent de prendre son calepin dans sa poche et d’écrire le nom – difficile – de la ville indiquée. Salomé le lui épela : « Sighishoara »… Enfin, il voulut se pencher sur elle pour un dernier baiser mais elle se leva, l’enlaça étroitement :

— Dois-tu vraiment partir si vite ?

À ce contact il se sentit frémir mais cette fois il avait toutes les raisons de rester maître de lui-même. Il posa un baiser, léger, sur les lèvres offertes puis repoussa doucement la jeune femme :

— Pour tout ce que tu m’as donné, merci ! Je ne l’oublierai jamais…

— … mais tu ne reviendras pas ?

— Qui peut savoir ? Pas dans l’immédiat, bien sûr, mais… si je parviens à rendre les « sorts sacrés » à ton peuple, je reviendrai te le dire.

Il n’ajouta pas « mais en tout bien tout honneur » pour ne pas gâcher la joie qui venait d’illuminer le beau regard sombre.

— C’est une promesse ?

— C’est une promesse…

En retrouvant l’air libre et froid de la nuit il sentit la fatigue peser sur ses épaules et se réjouit d’avoir gardé la voiture. Jamais il n’aurait été capable de rentrer au Pera à pied : « Tu devrais te souvenir que tu n’as plus vingt ans, ni même trente ! se dit-il. Quelques heures de sommeil te feront le plus grand bien… »

Il s’endormit dans la voiture et, réveillé par le conducteur, se précipita dans l’escalier par crainte de replonger dans l’ascenseur, se jeta tout habillé sur son lit et y reprit avec béatitude son somme interrompu.

Il dormait encore à poings fermés quand on vint l’arrêter pour avoir assassiné dans la nuit la voyante d’Haskeuï.

C’était comme un cauchemar. Au point que Morosini se demanda s’il était bien éveillé ou si sa nuit ensorcelée continuait. Il y eut sa chambre envahie de soldats aux moustaches féroces, la traversée de l’hôtel sous l’œil effaré des autres clients, le voyage dans une voiture cellulaire en compagnie de gardes armés jusqu’aux dents, la traversée du pont de Galata pour abandonner les quartiers « européens » et s’enfoncer dans Istanbul, la herse de fer d’une prison aux murs gris près des minarets blancs de Sainte-Sophie pour aboutir à une cellule froide et malodorante dans laquelle on le jeta sans ménagements dans l’attente des premiers interrogatoires. Il avait eu le temps de prendre son grand manteau de vigogne dont la chaleur lui serait précieuse dans les jours à venir. Et puis il y avait surtout cette invisible prison : la barrière d’une langue qu’il ignorait, alors que ses ravisseurs semblaient n’en connaître aucune autre… C’était le directeur terrifié du Pera Palace qui avait traduit pour lui l’ordre d’arrestation et le crime dont on l’accusait mais évidemment sans autre précision, l’officier qui commandait le détachement n’en ayant donné aucune…

Assis sur la planche nue munie d’une mauvaise couverture qui allait lui servir de lit, Aldo considéra avec incrédulité son nouveau logis : un cube de pierre dont les murs avaient été, un jour, blanchis à la chaux mais n’en gardaient que de vagues traces à côté de taches suspectes et de graffitis incompréhensibles ; un escabeau, un seau hygiénique, une lourde porte peinte en vert munie d’un judas grillé et rien d’autre. L’inventaire fait, il essaya de comprendre ce qui lui arrivait. Salomé assassinée ! Mais par qui, mon Dieu ? Et quand ? Lui-même était parti à trois heures. Le meurtrier était peut-être déjà là, guettant sa sortie. Il était même sûrement là puisque la malheureuse avait été tuée « dans la nuit » mais, au-delà de cette certitude, Morosini voyait se dresser devant lui une infranchissable barrière de questions sans réponses. Et c’était d’autant plus inquiétant que la jeune Turquie du Ghazi n’avait pas la réputation de pratiquer la simple douceur. Un homme suspect puis condamné peut-être sans beaucoup de formalité était pendu ou fusillé selon qu’il était civil ou militaire et les étrangers ne faisaient guère exception.

À la stupeur suivie d’une espèce d’abattement succéda la colère. Allait-il, lui, prince Morosini, se laisser accrocher à une potence, quitter une vie qu’il aimait pour un crime qu’il n’avait pas commis et cela sans combattre ? Certes pas ! D’ailleurs Adalbert allait rentrer. Adalbert qui apprendrait son aventure et ferait l’impossible pour le tirer d’affaire. On pouvait lui faire confiance pour aller jusqu’à Atatürk en personne pour le sauver…

Il puisa un peu de réconfort dans cette assurance, pourtant la journée et la nuit qu’il passa furent abominables. En dépit de son manteau il avait froid : l’unique fenêtre armée de barreaux haut perchée dans le mur laissait souffler à son gré le meltem, ce vent froid venu de la mer Noire. Il avait faim : on lui avait jeté un morceau de pain dur et à moitié moisi avec une cruche d’eau. Il avait surtout l’impression d’être seul au milieu d’un monde devenu brusquement hostile, abandonné jusqu’à la fin des temps au fond d’une oubliette médiévale… Il réussit un peu à dormir vers la fin de la nuit, s’éveilla moulu et la bouche amère. Il but un grand coup d’eau, ce qui ne le réchauffa pas mais lui procura la vague impression d’être moins sale. Il aurait donné n’importe quoi pour une douche, un rasoir et un café même mauvais mais chaud. Et aussi une cigarette mais on lui avait enlevé son étui d’or, son briquet et tout ce qu’il avait sur lui, y compris sa montre-bracelet. De ce fait il ignorait quelle heure il pouvait être. Quand le geôlier entra avec un autre morceau de pain, il désigna son poignet dans l’espoir que l’autre comprendrait mais l’homme le regarda d’un œil bovin, haussa les épaules et ressortit. Et le silence retomba. Les murs étaient si épais dans cette prison que l’on n’entendait rien de ce qui s’y passait…

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