Литмир - Электронная Библиотека

Grâce à sa vieille amie, ce fut moins pénible qu’il ne le craignait. Les repas qu’elle lui fit monter avec des journaux et des revues étaient autant de petits chefs-d’œuvre ; elle vint en personne lui tenir compagnie et il eut, par elle, un aperçu complet des faits et gestes de la bonne société viennoise. Il sut ainsi que Mme von Adlerstein était toujours à Rudolfskrone, sa propriété de Bad Ischl et que le baron de Rothschild était en Angleterre. Elle marqua aussi son étonnement de la disparition totale du « baron Palmer » mais Morosini se garda bien de lui faire connaître la fin dramatique du Boiteux que lui connaissait sous le nom de Simon Aronov sans savoir au juste d’ailleurs si c’était son véritable nom. Une seule alerte mais de taille : au moment où Aldo se disposait à quitter l’hôtel pour rejoindre la Kaiserin Élizabeth Bahnhof, Fritz von Apfelgrüne, le cousin et ancien soupirant de Lisa, fit son apparition et Morosini eut juste le temps de se jeter derrière un grand palmier en pot pour éviter de se trouver nez à nez avec ce redoutable bavard. Mme Sacher qui était en train de lui dire au revoir se précipita sur Fritz et l’entraîna dans les profondeurs de l’hôtel tout éberlué d’un honneur auquel la maîtresse des lieux ne l’avait pas habitué. Aldo put partir tranquille.

Enfin réfugié entre les élégantes marqueteries et les cuivres étincelants de son sleeping, il décida de continuer sa politique viennoise et d’en bouger le moins possible, choisissant de prendre ses repas au second service pour rencontrer aussi peu de monde que possible. Sa bonne étoile protégea sa crise de sauvagerie en faisant qu’il n’y eût personne de connaissance dans les luxueux wagons bleu nuit à bandes jaunes mais ce fut tout de même avec un vif soulagement qu’il débarqua à la gare d’Haydarpaça sur la rive même de la Corne d’Or.

Il faisait froid ce matin. Un vent vif, le « meltem », soufflait du Caucase crêtant d’écume l’eau du Bosphore mais le soleil brillait sur les dômes aux dorures verdies, les toits roses et les jardins ponctués de cyprès noirs. Dans le fiacre qui l’emmenait à travers l’énorme grouillement du pont de Galata vers les anciens quartiers étrangers et les hauteurs de Beyoglu, Aldo se laissa enfin aller au plaisir du voyage. Il ne connaissait pas Constantinople et se promit de l’explorer en attendant l’arrivée d’Adalbert. Cette porte de l’Orient à la fois misérable et somptueuse lui faisait sentir la séduction que pouvait exercer sur un Vénitien la splendeur de l’ennemi héréditaire. C’était toute l’histoire guerrière de la Sérénissime qui envahissait Morosini parce qu’à l’exception de l’électricité et de quelques bateaux à vapeur, rien n’avait vraiment changé à Istanbul.

Hélas, l’enchantement vola en éclats dès que le voyageur eut mis le pied dans le hall du Pera Palace, en dépit des marbres blancs, rouges et noirs, des immenses tapis pourpres, des grappes de tulipes blanches fleurissant les bronzes dorés des grands lustres, des serviteurs en costume local et d’un décor que les bâtisseurs de ce superbe hôtel – la Compagnie internationale des wagons-lits – avaient voulu aussi ottoman que possible afin de garder sous le charme les passagers de leur Orient-Express. Il suffit pour cela de l’exclamation ravie d’une longue femme enroulée de velours et de renards noirs qui ressemblaient à un énorme boa poilu qui surgit de l’ascenseur et se précipita vers lui alors qu’il venait d’arriver à la réception :

— Aldo !… Aldo Morosini ici ? Mais quelle merveille ! Et par quel miracle ?

« Seigneur ! pensa le malheureux. Que vous ai-je fait pour trouver la Casati ici ? »

Accablé par cette criante injustice du Ciel, il baisa d’un geste machinal la main prestement dégantée que l’on offrait à ses lèvres d’un geste royal. Encore heureux de s’en tirer à si bon compte ! Il avait cru un instant qu’elle allait lui sauter au cou :

— Il n’y a pas de miracle, ma chère Luisa ! Je suis ici pour affaire. Mais… vous-même ? Je sais bien que vous voyagez beaucoup mais de là à vous rencontrer au bout de l’Europe et aux approches de l’hiver ? Vous êtes attirée par l’Islam ?…

La belle voix grave de la marquise Casati qui aurait pu, si elle l’avait voulu, tenter une carrière dans l’opéra baissa de quelques tons pour atteindre un chuchotement caverneux :

— Rien de tout cela, mon cher. Si je vous dis la vérité, vous me jurez le secret ?

— Même si vous mentez, marquise ! Je garde ce que l’on me confie.

— Je viens consulter une voyante… une femme extraordinaire, à ce que l’on m’a dit. Une Juive étonnante…

— Il faut qu’elle le soit ! Tant de pays parcourus !…

— Peu de chose en vérité, et puis, j’adore l’Orient-Express…

— Vous n’êtes tout de même pas venue seule ?

— Avec ma femme de chambre… Je ne tenais pas à donner trop d’éclat à ce petit déplacement. Je ne suis pas ici incognito mais presque. D’où cette tenue un peu simple…

S’il n’avait si bien connu cette étonnante créature, l’une des plus extraordinaires de l’époque, Morosini eût éclaté de rire mais il est vrai que, sur son enroulement de renards, Luisa ne portait qu’un modeste tricorne de velours noir enveloppé d’une voilette et totalement dépourvu des panaches et des aigrettes de toutes couleurs qui agrémentaient habituellement les débauches de brocarts, de lamés, de mousselines, pailletées ou non, dont elle faisait sa vêture ordinaire. Et deux rangs de perles seulement alors qu’elle était le plus souvent parée comme une châsse. Il lui sourit, alors, de ce curieux sourire en coin, à la fois moqueur et nonchalant qui lui donnait tant de charme :

— J’avais remarqué, fit-il en baissant la voix lui aussi, et je n’osais pas vous demander si vous étiez en deuil… Comment va le cher maître ?

Les grands yeux noirs, encore agrandis par un généreux « charbonnage », lui lancèrent un regard horrifié et elle se signa précipitamment :

— Bien voyons !… Quelle idée affreuse !… Et c’est un peu à cause de lui que je suis ici…

Depuis des années, Luisa Casati était la maîtresse du peintre Van Dongen dont elle était aussi la muse. La seule dans les débuts, mais avec le temps il s’en était trouvé d’autres et la vie, dans le palais de marbre rose du Vésinet appartenant à la marquise, n’était pas toujours sereine. D’abord parce que la sérénité relevait de l’impossible avec elle, qui faisait de sa vie un théâtre permanent ou un conte oriental, donnant des fêtes inouïes, vivant parmi les objets précieux, les fourrures rares, la vaisselle d’or, les étoffes chatoyantes, les plumes d’autruche, les serviteurs noirs, les léopards et les serpents qu’elle élevait et à qui elle portait une sorte de culte…

— Vous donnerait-il du souci ?

Son œil noir lança un éclair :

— Oui, fit-elle sobrement. Il y a des moments où Kies m’échappe et je veux savoir pourquoi. Cette Juive est capable, dit-on, de me l’apprendre. Dînons ensemble, cher Aldo et je vous dirai tout !…

Morosini n’était pas certain d’avoir envie d’en savoir plus mais, puisqu’il était reconnu, dîner avec Luisa serait autant de pris sur une solitude qui commençait à lui peser. Elle était quelquefois crispante mais on n’avait jamais le temps de s’ennuyer avec elle. On convint de se retrouver à huit heures au salon de conversation.

En gagnant derrière elle la salle à manger qui ressemblait à une serre tant il y avait de plantes vertes et de fleurs, Aldo craignait un peu de voir leur dîner envahi par toutes sortes de relations de sa compagne en dépit de la peine qu’elle se donnait pour se fondre dans l’anonymat – dentelles noires et une seule rivière de diamants ! – mais il n’y avait, en cette arrière-saison, que peu de voyageurs et les quelques personnes présentes étaient visiblement des habituées et trop jeunes pour avoir déjà rencontré la marquise Casati sur le théâtre habituel de ses opérations. On dégusta donc tranquillement un énorme et divin « imam bayildi {2} » précédé d’excellentes huîtres accompagnées de « pastirma {3} », le tout arrosé de champagne pour ne pas perdre complètement contact avec l’Occident. Luisa Casati semblait ravie de leur rencontre et finit par en donner la raison profonde à son compagnon : Salomé, la voyante, habitait le vieux quartier juif d’Haskeuï sur la rive septentrionale de la Corne d’or, autrement dit du port. En outre, elle n’acceptait de recevoir cette cliente étrangère qu’à la nuit close. Ce qui ne rassurait guère la marquise :

24
{"b":"155380","o":1}