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— Il se peut que tu aies raison. Autrement dit : on reprend le cher vieil Orient-Express ?

— D’abord on rentre à Paris. Pour changer au moins le contenu de nos valises. En outre il faut que je voie l’ambassadeur de Turquie afin d’obtenir sa recommandation auprès de son gouvernement et du gardien du Trésor, à Topkapi Saraï. J’ai assez de titres et de relations pour que cela ne pose pas de problème, ajouta-t-il avec un air qui fit sourire son ami.

— Et modeste, avec ça ! En même temps tu pourras penser à la manière de faire sortir les pierres sans y laisser nos têtes au cas où elles y seraient encore. D’accord ! On va à Istanbul mais d’abord…

— Tu veux faire un tour chez toi, à Venise ?

— Non. À aucun prix ! Rentrer à la maison sans Lisa, c’est impossible. Guy Buteau en serait malade et j’ai besoin qu’il soit en possession d’un esprit parfaitement libre pour faire marcher la baraque en mon absence. Il faut qu’il ignore l’enlèvement de Lisa qu’il aime comme si elle était sa fille. Non, pas Venise !… mais Prague.

Adalbert qui sirotait voluptueusement son bourgogne leva un œil surpris :

— Tu veux aller voir…

— Jehuda Liwa ? Oui. J’aurais dû y penser plus tôt. Si quelqu’un peut nous aider dans notre recherche, c’est bien le Grand Rabbin de Prague. L’œil de cet homme perce le passé comme l’avenir. De toute façon, j’obtiendrai de lui au moins un bon conseil…

Sa voix mourut et le décor luxueux s’effaça : une longue silhouette noire, imposante et noble avec ses longs cheveux blancs coulant d’une calotte noire, venait à lui du fond des âges. Avec un frisson il revécut un instant la nuit d’orage où le spectre d’un empereur avait répondu à l’appel de cet homme :

— Dès l’instant où il s’agissait d’objets de culte juif, j’aurais dû me précipiter chez lui, murmura-t-il comme dans un rêve.

— Pourquoi serait-il trop tard ? Tu as raison c’est une excellente idée. Finissons de déjeuner et rentrons à Paris ! Je m’y livrerai aux démarches nécessaires pendant que tu te rendras en Bohême. De là, tu n’auras qu’à gagner directement Istanbul où l’on se retrouvera au Pera Palace dans huit ou dix jours…

Le surlendemain, Morosini retrouvait Prague où l’année précédente il avait vécu une aventure extraordinaire dans la salle du trône du Hradschin et vu la mort de près. L’hôtel Europa le reçut avec cette affabilité discrète que les palaces réservent à leurs habitués. On lui donna, au second étage, la même chambre avec ses balcons au-dessus des tilleuls de la place Venceslas et, dans la vaste salle à manger ornée de palmiers en pots et de vitraux signés Mucha, la table qu’il avait déjà occupée. Pour un peu, on lui aurait servi le même menu…

Pourquoi pas, puisqu’il avait un peu le même état d’esprit ? Il cherchait alors le rubis de Jeanne la Folle et espérait beaucoup de sa prochaine rencontre avec Jehuda Liwa, l’homme exceptionnel auquel le recommandait une lettre du baron de Rothschild. Ce soir, il attendait plus encore de l’entretien qu’il aurait avec lui le matin suivant parce que, s’il s’agissait encore de pierres précieuses, le fil conducteur escompté était beaucoup plus ténu et qu’en outre, les émeraudes du prophète Élie n’étaient jamais venues dans la ville aux toits d’or. Mais la grande différence, elle était en lui-même : il était alors marié, par force, à une femme ravissante mais qu’il avait appris à détester. Cette fois, il était uni à une femme tout aussi charmante et qu’il aimait passionnément mais sa belle épouse lui avait été enlevée et la joie des jours à venir dépendait à nouveau de joyaux quasi maléfiques parce que sacrés et qu’il n’était pas certain de retrouver un jour… Il s’avoua alors que la présence roborative d’Adalbert lui manquait et qu’il ne s’était jamais senti aussi seul…

En d’autres temps, il eût sans doute passé sa soirée au bar à boire des fines à l’eau, à fumer et à observer ceux qui s’y trouvaient mais cette fois, son dîner achevé, il choisit de sortir, laissa ses pas le porter jusqu’à la Moldau pour en regarder couler l’eau noire givrée des reflets lumineux des réverbères. C’est ce qu’il aurait fait si Lisa eût été avec lui : une lente promenade jusqu’au magnifique pont Charles, appuyés l’un sur l’autre pour y rêver à l’ombre des grandes statues qui s’y échelonnaient, puis l’on serait revenus, tout aussi lentement, pour laisser le désir s’exacerber vers le grand lit de l’hôtel où l’on se serait aimés une partie de la nuit sinon la nuit entière… Le corps de Lisa, fin, nerveux et cependant d’une infinie douceur exhalait un mélange de fraîcheur et de volupté plus capiteux que les savantes caresses d’autres femmes dont il gardait le souvenir mais dont il s’était lassé. De Lisa jamais il ne se lasserait. Il le sentait bien aux poussées de jalousie primitive qui torturaient ses nuits à la savoir si loin de lui, si proche d’inconnus dont il ignorait s’ils la respecteraient. Pour se calmer il évoquait alors les deux années vécues auprès de ce corps adorable sans en soupçonner la grâce, empaqueté qu’il était dans les vêtements à peu près informes de « Mina Van Zelten » dont même Plan-Crépin ne se fût pas accommodée. Alors il oubliait sa souffrance et il souriait… C’était, à tout prendre, un bon remède pour éviter de devenir fou…

Ce soir-là, l’évocation lui fit si mal qu’il prit la direction de la place de la Vieille-Ville, le cœur battant de Prague près de laquelle s’ouvrait, par une porte médiévale flanquée d’échauguettes, le quartier de Josefov, l’ancien ghetto, pour s’en aller frapper tout de suite à la porte du vieux rabbin, en finir avec cette cité trop romantique et reprendre un train pour Vienne puis pour Istanbul, mais il s’arrêta, revint sur ses pas pour rejoindre l’Europa : il ne voulait pas risquer d’indisposer Jehuda Liwa en lui tombant dessus nuitamment alors qu’il savait bien que les nuits de cet homme étrange ne ressemblaient pas à celles des autres. Et puis les lits de tous les hôtels du monde n’étaient jamais que ce qu’ils sont : des meubles commodes pour dormir. Décidé à en chasser le rêve, Aldo regagna le sien après une douche rapide et l’absorption exceptionnelle d’un comprimé de somnifère. Moyennant quoi, il dormit comme une souche…

Le lendemain, il faisait froid, il faisait gris et il pleuvait. Ce qui convenait tout à fait à l’humeur de Morosini. Sanglé dans son inusable Burberry’s dont il releva le col, une casquette enfoncée jusqu’aux sourcils et ses mains gantées de pécari au fond de ses poches, il se dirigea à travers l’activité matinale de la capitale tchèque et le tintement des tramways vers l’antique synagogue Vieille-Nouvelle, si vénérable que l’on en disait les pierres venues des ruines du temple de Jérusalem et apportées là par les émigrants juifs. Chargée d’histoire, de légende aussi, elle était à l’image de son desservant : d’une austère et énigmatique beauté.

Jehuda Liwa habitait la maison qui en était la plus proche. Le visiteur reconnut sans peine la vieille demeure grise aux étroites fenêtres ogivales et l’étoile à cinq branches marquant au front, comme un sceau, la porte basse dont il souleva par trois fois le heurtoir de bronze comme on le lui avait enseigné jadis. Mais personne ne vint à son appel et le son, renouvelé, parut se perdre dans les profondeurs d’une maison vide.

Pensant que, peut-être, le rabbin et son serviteur se trouvaient à la synagogue, Morosini reculait pour en prendre le chemin quand un homme sortit d’une maison contiguë qu’il connaissait encore mieux puisqu’on l’y avait rapporté après le drame dont Vieille-Nouvelle avait été le théâtre. C’était d’ailleurs le propriétaire, le docteur Meisel, qui l’avait soigné et Aldo alla vers lui, heureux de retrouver un ami :

— Quelle joie de vous rencontrer, docteur ! J’avais l’intention de passer chez vous après avoir vu le rabbin mais puisque vous sortiez, je vous aurais manqué…

Derrière leurs verres épais les yeux du chirurgien brillèrent de plaisir :

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