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— Khaled ? Vous êtes fou ! Cet homme m’a toujours témoigné un dévouement total et c’est la raison pour laquelle je vous ai envoyé à lui. Vous avez dû l’offenser…

— Vous ne m’avez pas laissé finir ma phrase, fit Adalbert avec une douceur factice. J’allais dire comme ils ont assassiné une femme que vous devez connaître, dès l’instant où elle venait de découvrir une partie du trésor d’Hérode le Grand.

De pâle, le visage de l’archéologue devint gris :

— Kypros ?… Vous avez vu Kypros ?… Elle était donc là-bas ?

— Elle y était. Khaled, qui la détestait, nous avait dit qu’elle venait parfois à Massada. Environ deux fois l’an…

— Au moment des solstices sans doute, murmura sir Percy comme pour lui-même…

— Cette fois, dit Aldo, elle ne repartira plus jamais. Nous avons enfermé son corps mutilé dans la seconde partie de la grotte qu’elle habitait mais, avant de mourir, elle a eu le temps de nommer ses assassins.

— Comment est-elle morte ?

— Éventrée. Afin d’adoucir ses derniers instants, mon ami Vidal-Pellicorne lui a injecté de la morphine…

— Racontez-moi cela en détail !

La voix de sir Percy était aussi décolorée que sa figure et il ne souffla plus mot tandis qu’Adalbert lui faisait le récit de leur séjour, de leurs rencontres avec cette femme qu’ils croyaient presque sauvage et de ce qui s’était passé la nuit précédant leur départ clandestin.

— Nous aurions voulu la venger en abattant ces immondes meurtriers, reprit Aldo sèchement. Mais nous avons pensé que le châtiment vous appartenait à vous. Ne nous a-t-elle pas dit qu’elle était votre fille ?

Le mot résonna dans la vaste pièce avant de s’envoler par la fenêtre comme sur l’aile d’un oiseau mais au passage il avait atteint le vieil homme dont la tête se courba. Le silence qui suivit laissa la parole aux bruits du jardin cependant que les deux visiteurs respectaient ce qui avait bien l’air d’être une douleur. Enfin, il releva la tête laissant apercevoir la trace d’une larme. Cependant, les yeux gris reprenaient leur dureté et c’était comme si un marbre s’était mis à pleurer.

— Elle vous a dit la vérité. Kypros à qui j’avais réussi à faire accepter, pour un temps, le nom d’Alexandra était bien ma fille. Le seul enfant que j’aie jamais eu… Ce qui n’empêche que, depuis plus de dix ans, je n’en avais aucune nouvelle.

— Malheureusement nous ne pouvons guère vous en apprendre au-delà de ce que nous avons déjà dit. Nous savons seulement qu’elle avait appris le français au Liban.

— Elle était très douée pour les langues. Comme pour bien d’autres choses encore mais je crois que je vous dois notre histoire à tous les deux ? À moins que je n’abuse de votre temps.

— Il est tout à vous, dit Morosini, et nous sommes honorés que vous nous jugiez dignes de l’entendre.

— C’est la moindre des choses. N’avez-vous pas été ses derniers amis, à elle qui en eut si peu ? Mais le soir tombe et je n’aurai pas le mauvais goût de vous offrir du thé. Du whisky peut-être… ou du brandy ?

— L’un comme l’autre sera parfait.

Sur l’ordre de son maître, le serviteur tout de blanc vêtu poussa la chaise roulante sur la terrasse avant d’apporter un plateau chargé. Le paysage avait quelque chose de magique. Le soleil couchant rougissait le dôme doré de la mosquée d’Omar et parait de couleurs allant du vert pâle à l’orangé les vieilles murailles, les blanches maisons cubiques, les clochers des églises, les tours, les minarets et les jardins enveloppés de cette atmosphère vaporeuse qui n’appartient qu’à Jérusalem et qui donnait, aux pèlerins de jadis, l’impression d’arriver en vue de la cité céleste. Et ce fut là qu’un vieil Anglais évoqua pour un Vénitien et un Français l’histoire de celle qu’ils appelaient la Nabatéenne…

— J’avais un peu plus de vingt ans, commença sir Percy, lorsque je suis parti pour la Palestine emmené par mon oncle sir Percival Moore qui montait une expédition archéologique destinée à explorer, à la suite de la découverte de la cité morte de Petra, les anciennes étapes caravanières des Nabatéens qui étaient de véritables citadelles. Singulièrement celle d’Oboda, le plus puissant relais entre Petra et Gaza. J’étais frais émoulu de Cambridge mais il y avait déjà deux ou trois ans que j’avais découvert que l’archéologie serait la passion de ma vie. Un énorme appétit de savoir m’habitait et je ne m’intéressais guère à quoi que ce soit d’autre… même aux femmes, à moins qu’elles ne fussent âgées de trois ou quatre mille ans mais, dès que j’eus posé le pied sur ces terres d’antiques et fascinantes civilisations, je sus que ma vie entière s’y déroulerait et qu’elles renfermaient mon unique chance de bonheur. Fils de la pluie et des gazons anglais, le désert sec, brûlant, sauvage me fascina et me fascine encore. Je peux dire que, durant les premiers mois, j’ai travaillé plus dur qu’un esclave pour essayer d’arracher aux sables leurs secrets, les yeux et les oreilles fermés à toute autre considération. Jusqu’à certain jour où dans un endroit magique, je rencontrai une jeune fille…

« À trois ou quatre kilomètres au nord de la cité du roi de Nabatène Obodas Ier, une source est nichée au fond d’une gorge qui oppose son eau transparente, couleur de turquoise, à l’aridité des rochers ocre et génère sur ses bords une végétation inattendue où, sous les jujubiers, viennent boire les bouquetins que l’on appelle ibex. C’est là que j’ai vu pour la première fois Areta venue chercher de l’eau dans la vieille tradition des rencontres bibliques. Elle avait seize ans, elle était belle comme devaient l’être ces reines qui charmaient les conquérants : Cléopâtre, Bérénice ou Balkis, la reine de Saba. Elle aussi portait en elle le sang des rois de Nabatène et moi je n’étais qu’un jeune Anglais ébloui par le merveilleux présent que m’accordait le destin. Car nous nous sommes aimés tout de suite, avec une intensité qui, dans une vie, demeure unique. Chaque nuit, je m’échappais du camp pour la rejoindre sous le plus beau ciel du monde. Environ huit kilomètres aller et retour ! ajouta le conteur avec un sourire. Je ne dormais presque plus et mon travail s’en ressentait au point que mon oncle m’a fait surveiller. On a vite découvert mes amours clandestines avec ce que chez nous on appelle une « native »…

Le vieil homme avait craché le mot comme s’il lui empoisonnait la bouche avec une colère mêlée de tristesse qui serra le cœur de ses auditeurs.

— C’était un homme dur, aux principes inflexibles et nous étions au siècle de Victoria. Il exigea mon retour en Angleterre. Je n’étais pas majeur : je dus obéir mais lorsque j’atteignis notre domaine familial, j’arrivai juste à temps pour voir mourir mon père. J’étais l’héritier du nom, des biens et libre, de surcroît, d’agir selon mon bon plaisir mais, naturellement, je n’eus pas le cœur de quitter si vite ma mère et mes sœurs bien qu’en moi l’idée fixe de retourner à la source bleue du désert s’implantât avec plus de force à mesure que le temps passait. Et puis il y avait ce métier que j’aimais passionnément lui aussi et que me rendait plus cher encore l’atmosphère des salons de Londres en hiver. Désormais capable de mener mes propres campagnes de fouilles, je repartis dix-huit mois après la disparition de mon père et retournai vers Oboda. J’avais appris, au British Muséum, que mon oncle avait déplacé son chantier de fouilles à cause d’un problème avec les tribus voisines et qu’il s’était rapproché de Petra. J’ai donc revu l’éperon rocheux du roi Obodas dominant le vaste plateau entaillé par les gorges du Nahal Zin et j’ai revu la source mais, en dépit de mes recherches, je n’ai pu retrouver Areta. Elle était la fille d’un chef nomade et nul n’a pu me dire où ils avaient porté leurs pas. Le silence du désert se refermait sur eux…

« Huit ans plus tard, je travaillais au bord de la mer Rouge près de ce qui avait été le port d’Ezion-Gueber où les navires de Salomon rapportaient de l’or, du bois de santal, des pierres précieuses ou de l’ivoire. C’est là que j’ai revu Areta. Elle y vivait pauvrement en péchant le corail dans le golfe, élevant avec peine une petite fille qui approchait de ses dix ans. J’avais eu tort de chercher sa tribu : après mon départ, les siens l’avaient chassée avec l’enfant qu’elle attendait et elle avait subsisté comme elle avait pu. Mais la petite était belle.

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