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— Je voudrais comprendre, reprit-elle. Vous m’avez bien dit que Lisa était invitée avec vous à Kapurthala ? En admettant qu’elle ait accepté l’invitation, qu’en feriez-vous à cette heure ? Vous l’emmèneriez à Alwar ?

— Naturellement.

— Eh bien, soupira Mary en acceptant la cigarette que lui offrait Aldo, il vaut mieux qu’elle ait refusé. Votre femme, mon cher, n’aurait pas franchi la gare : on l’aurait remise dans un train à destination de Delhi, à moins qu’on ne l’ait renvoyée à Bombay.

— Vous plaisantez, je suppose ? Ce n’est pas ce que m’a dit Alwar.

— Pas le moins du monde. Aucune Européenne, jamais, n’a été autorisée à séjourner si peu que ce soit chez ce charmant garçon. Alors je répète ma question…

— Inutile ! Je serais reparti avec elle…

— Et votre affaire d’honneur ?

— Oh, vous êtes insupportable !… Grâce à vous je vais me réjouir que Lisa ne soit pas venue… alors que j’en étais tellement navré !

— Eh bien, je vous aurai au moins servi quelque chose. Quand partez-vous ?

— Demain soir. Mais vous-même ? Nous allons peut-être faire route ensemble jusqu’à Jaipur où nous changerons de train pour gagner Alwar tandis que vous continuerez sur Delhi ?

— J’aimerais beaucoup mais je reste ici quelques jours. J’y ai des amis et, comme on ne vient pas aux Indes tous les jours, je veux en profiter…

— C’est trop naturel. Au fait, le Vice-Roi se rendra à Kapurthala : on vous y verra peut-être ?

— À quel titre ? La Vice-Reine aura suffisamment de bagages pour ne pas s’encombrer de sa portraitiste… On se verra plus tard, mon cher... si vous sortez vivant des griffes du tigre.

— Ce que j’aime en vous, c’est votre optimisme. Vous n’avez rien de plus agréable à nous dire ?

Elle réfléchit un instant, rougit, puis, le regardant au fond des yeux :

— Si. Gardez-vous bien ! J’ai déjà vu pleurer Lisa. Je ne veux pas la voir sous des voiles de deuil. Cela la détruirait. Pensez-y !

Et, sans se donner le temps de respirer, Mary Winfield changea de sujet : ayant déjà voyagé dans le pays, elle entreprit de démontrer à ses deux amis qu’entre les trains indiens et l’Orient-Express il y avait des années-lumière…

Ce dont ils ne doutaient guère grâce à un ami d’Adalbert en poste à l’ambassade britannique de Paris. À l’exception des wagons spéciaux appartenant aux divers maharadjahs, nababs et autres illustrations, les trains indiens offraient à peu près autant de confort qu’une cellule de prisonnier au siècle précédent. Aussi convenait-il de les meubler si l’on ne voulait pas dormir sur une simple planche couverte de moleskine servant assez souvent de terrain d’entraînement aux puces et autres bestioles. En foi de quoi Aldo et Adalbert passèrent la plus grande partie de la matinée du lendemain dans un grand magasin spécialisé qui leur fournit matelas, oreillers, couvertures, draps, insecticide, plus un matériel de camping allant du verre à dents au réchaud pour faire bouillir de l’eau. De son côté l’hôtel leur fournit les indispensables «  boys » indigènes chargés de les servir et de simplifier pour eux les complications du voyage : par exemple de les faire descendre aux stations indiquées pour se rendre au wagon-restaurant, asperger les locaux d’insecticide et servir le thé du matin. L’un s’appelait Ramesh, l’autre Chandra, et on aurait pu les croire jumeaux bien qu’ils fussent des cousins éloignés : même sourire lunaire, mêmes yeux noirs et globuleux, même maigreur ascétique dans des pantalons bouffants blancs serrés au mollet, surmontés d’une vieille veste européenne et d’un turban, mais surtout même inlassable gentillesse qui en quelques heures donna aux deux voyageurs l’impression de les avoir à leur service depuis vingt ans…

Vers minuit, Morosini et Vidal-Pellicorne quittaient Bombay sans l’avoir visitée. Sans doute n’en avaient-ils guère le temps, mais surtout ils n’en avaient pas envie. Humide, grouillante, étouffante, la grande cité portuaire ne leur plaisait pas. Peut-être à cause des vautours, trop présents dans le principal centre de la religion parsie dont ils étaient en quelque sorte les fossoyeurs. On leur avait montré, surgissant des palmes d’un jardin sur les hauteurs de Malabar Hill, les Tours du Silence, ces tours de la mort où, deux fois par jour les cadavres des zélateurs de Zoroastre servaient de pâture à ces affreux oiseaux. Le principe en était hideusement simple : afin que la Terre-Mère ne soit pas souillée, les corps dénudés étaient exposés sur les terrasses concentriques et déclives de ces tours trapues, puis poussés dans un puits central quand il ne restait plus que des os… Cela avait suffi à les en dégoûter.

— Moi qui ne supporte déjà pas le crématorium du Père-Lachaise, avait soupiré Adalbert, je n’y tiendrais pas cinq minutes. Comment peut-on être parsi ?

Ce fut donc avec un certain soulagement que l’on prit possession des deux compartiments voisins mais sans communication dans lesquels on allait passer au moins deux jours, les horaires étant toujours assez incertains. La nuit était presque fraîche et, en dépit des protestations indignées de Ramesh, Aldo en s’installant tint à laisser ouverte, au moins pendant quelque temps, la triple défense de sa portière : vitre, treillage contre les insectes et volet de bois. Ce soir, le ventilateur du plafond lui semblait inutile et, tandis que le train commençait sa longue remontée vers le nord où il allait tracer son chemin jusqu’à Delhi, il resta accoudé à sa fenêtre, respirant l’air complexe de ce pays fascinant où, tel le père du Petit Poucet, il espérait perdre sans esprit de retour l’admirable mais encombrante merveille qui reposait dans sa valise à l’abri d’une de ses paires de chaussettes roulées en boule. Cette seule idée le ravissait. Tout au long de la traversée, en effet, il avait dû lutter contre son vieux fond de superstition qui le poussait à appréhender on ne savait quelle catastrophe et, quand la queue du typhon leur était tombée dessus, il n’avait pu s’empêcher de recommander son âme à Dieu. Ridicule mais combien révélateur !

Il fallut bien en venir à fermer la fenêtre : la locomotive crachait des nuages d’escarbilles. Sous l’œil sévère de son boy, Morosini consentit enfin à se coucher et découvrit qu’il se trouvait très bien sur ce lit un peu dur mais assez large pour deux personnes. Après avoir accepté avec un sourire la bonne nuit que lui souhaitait Ramesh – lequel occupait une sorte de niche dans la cloison du compartiment –, il s’endormit presque aussitôt et dormit comme un bébé jusqu’à ce qu’on le réveille avec une tasse de thé brûlant pour lui apprendre qu’il devait se préparer à rejoindre le wagon-restaurant pour le breakfast. Il y retrouva Adalbert qui, lui, n’avait pas dormi de la nuit. D’où l’humeur grisâtre…

— Est-ce que tu te rends compte que ce train s’est arrêté plus de dix fois ? C’est un omnibus, ma parole ! Comment dormir dans ces conditions, vociféra-t-il en attaquant son œuf à la coque comme s’il lui en voulait personnellement.

— Tu devrais peut-être demander à ton boy de te raconter des histoires ou de te chanter une berceuse ! Ici le train couvre de longues distances et dessert tous les points un peu importants du parcours. Tu t’y feras.

— Quel heureux caractère ! Et la poussière ? Tu t’y fais ?

Les ventilateurs l’écartaient des tables mais elle n’en volait pas moins d’un air innocent dans la belle lumière du matin.

— Lorsque l’on ne peut pas faire autrement ! Tu devrais essayer de dormir dans la journée. D’autant que, si j’en crois « l’horaire », on devrait arriver à Jaipur pour changer de train à trois heures du matin… Là, il faudra attendre deux heures celui pour Alwar…

— Où on arrivera en pleine nuit, j’imagine ? grogna l’archéologue. On dirait que dans ce pays départ et arrivée des trains ont toujours lieu entre minuit et l’aube. Peuvent pas faire comme tout le monde ?

— Quand on sait les températures que peuvent atteindre les journées à la saison chaude, ce n’est peut-être pas idiot.

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