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A
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— Mais c’est à vous qu’il faut demander cela. D’où sortez-vous ?

— Du bateau, voyons ! fit Aldo qui, ravi de cette rencontre tellement inopinée, se penchait déjà pour embrasser la marraine de sa fille.

Mais celle-ci s’écria :

— Mon Dieu ! J’allais oublier… On se verra plus tard !

Et sans rien ajouter elle s’engouffra dans l’hôtel saluée par les serviteurs qui en ouvrirent les portes devant sa fougue. Les deux hommes qu’elle venait de planter là regardèrent Mary Winfield, qui était l’une des deux meilleures amies de Lisa, disparaître dans les profondeurs du palace où ils ne tardèrent pas à la suivre.

— Qu’est-ce qui lui prend ? émit Adalbert, un peu vexé par un traitement aussi cavalier.

Car, depuis le baptême des jumeaux, il se sentait un petit faible pour la jeune Anglaise dont il appréciait aussi bien l’humour et la vitalité que le joli visage toujours souriant, les boucles blondes aussi difficiles à discipliner que les siennes propres et les pétillants yeux noisette qui lui donnaient l’air d’un lutin à la recherche d’un mauvais tour. Aussi peu conformiste que Lisa – elle avait été la seule à connaître, à approuver, l’équipée de la fille du banquier suisse délaissant les palais familiaux pour se couler dans les habits sans grâce de Mina van Zelden, secrétaire émérite –, Mary, fille d’un membre du Parlement affreusement riche, avait choisi de s’établir à Chelsea pour y exercer ses talents de peintre. Un talent réel, d’ailleurs, qui exaspérait sa famille mais commençait à lui valoir des commandes flatteuses.

Aldo haussa des épaules indulgentes et philosophes :

— Mary ne fait jamais rien comme les autres. Il est inutile de se poser des questions à son sujet. Tu l’as entendue : on se verra tout à l’heure. Allons déjà prendre une douche et nous changer !

Les dimensions du « Taj Mahal » étaient celles d’un de ces palais princiers qui accumulent les passages, les cours intérieures, les salons immenses, les galeries surmontées de verrières et, en découvrant ses murs tendus de velours rouge, les grands ventilateurs de plafond dont les pales brassaient l’air, ses énormes lustres de cristal de Bohême et son armée de serviteurs vêtus de blanc et rouge, les deux voyageurs eurent l’impression – voulue d’ailleurs par l’architecte – de franchir une sorte de sas entre l’Occident et l’Orient, avec un penchant certain pour le second. Il y avait tant de monde dans le hall que l’on se serait cru sur un marché, à cette différence près que ceux qui s’y agitaient appartenaient à de nombreuses nationalités, à des ethnies différentes, l’ensemble relié par des moyens financiers parfois imposants. Au milieu de tout cela les serviteurs passaient, silencieux comme des ombres…

En pénétrant dans sa chambre, vaste comme un hall de gare, dans laquelle un énorme lit drapé dans une moustiquaire blanche paraissait minuscule, Aldo se précipita sur une sorte de secrétaire où du papier et des enveloppes invitaient à la correspondance, griffonna quelques mots, glissa le tout dans une enveloppe sur laquelle il inscrivit le nom de Lady Winfield et sonna un boy qu’il chargea de porter la lettre à sa destinataire.

— Je viens d’envoyer un mot à Mary pour l’inviter à dîner avec nous, confia-t-il à Adalbert qui venait voir comment son ami était installé.

— Ça me paraît une bonne idée ! Mais tu ne crois pas qu’on aurait dû prendre une seule chambre pour nous deux ? J’ai l’impression d’habiter au milieu du désert…

— Personne ne t’empêche de peupler ton désert. Je suis sûr que, sur un simple appel, on doit pouvoir te fournir toute une troupe de bayadères, fit Morosini en riant.

— Par cette température ? Tu veux ma mort. Et ce machin qui tourne au ralenti, fit-il avec rancune en désignant le ventilateur nonchalant qui battait mollement de l’aile au plafond.

— Sonne ! On te le fera marcher plus vite. C’est aussi ce que je vais faire…

Un moment plus tard, en effet, les pales brillantes créaient un tourbillon à peine plus efficace dans l’air humide et lourd. Seule la douche dispensait un peu de soulagement mais, en endossant son smoking après avoir mis un temps fou à nouer sa cravate, Aldo se prit à regretter de ne pouvoir opter pour les tenues locales. Il est vrai qu’il se voyait mal coiffé d’un turban.

La nuit tomba subitement comme un rideau de théâtre, apportant une fraîcheur légère mais suffisante pour que l’on puisse cesser de se préoccuper de soi-même. Lady Winfield ayant répondu qu’elle serait ravie de dîner avec ses amis, ceux-ci descendirent sur le coup de sept heures pour la rejoindre.

Ils la trouvèrent dans la grande véranda fleurie qui jouxtait le hall et servait de bar. Bien qu’elle fût presque pleine, il y régnait un calme de bonne compagnie orchestré par un fond discret de musique anglaise déversé par un orchestre invisible. Mary était déjà là. Vêtue d’une robe du soir en mousseline à volants couleur miel, des topazes au cou et aux oreilles, elle buvait tranquillement ce qu’il est convenu d’appeler un whisky bien tassé, qu’elle remplaça par un autre quand un boy s’approcha pour prendre les commandes. Elle semblait d’excellente humeur et commença par s’excuser de les avoir abandonnés devant l’hôtel avec un peu trop de brusquerie :

— J’ai aperçu dans le hall le préposé au courrier et je me suis rappelé brusquement que je n’avais pas descendu la lettre que j’avais préparée… À présent dites-moi un peu ce que vous faites à Bombay, vous deux ?

— Nous ne faisons que passer, répondit Aldo. Nous sommes invités aux fêtes du jubilé du maharadjah de Kapurthala.

— Quelle chance vous avez ! Ça va être le grand événement mondain de l’année. Mais… n’allez vous pas arriver un peu tôt ? Si j’ai bonne mémoire, c’est seulement le 24 de ce mois ?

— Nous allons traîner en chemin. J’ai une affaire à régler avec un autre prince mais… (Il hésita un court instant devant la question qui lui brûlait les lèvres et n’y résista pas plus longtemps.) Avez-vous-eu des nouvelles de Lisa ces temps-ci ?

Il la regretta aussitôt, comprenant qu’il allait lui falloir donner des explications, tout raconter sans doute, mais Mary ne parut pas autrement surprise et Aldo respira :

— Pas depuis le mois d’août, dit-elle. Je suis allée passer quelques jours à Ischl avec elle et les enfants…

— Comment vont-ils ? murmura Aldo sans pouvoir empêcher sa voix de trembler et une larme de lui monter aux yeux.

Elle eut pour lui un chaud sourire et sa main, solide et forte pour une main féminine, vint se poser sur sa manche :

— Tout le monde va très bien et les jumeaux sont de vrais petits diables à qui la présence d’un père sera toujours nécessaire…

— Puisque vous me semblez au courant, Mary, vous devez savoir que cela ne dépend pas de moi… même si je suis responsable de cette désolante situation. Lorsque je me suis retrouvé à Venise après ma convalescence chez Tante Amélie, j’ai écrit une lettre à Lisa. Une longue lettre mais sans obtenir de réponse…

— Moi aussi j’ai écrit une lettre, fit Adalbert, et si à moi elle a répondu, son épître n’encourageait guère une correspondance suivie. Avec beaucoup de grâce et de gentillesse, elle me priait poliment de me mêler de ce qui me regardait. C’était à peu près le sens général.

— Je connais le style de Lisa, fit Mary en riant. Elle n’est pas suissesse pour rien : elle tourne rarement autour du pot.

— Ce serait plutôt une qualité. Ce qui est fâcheux, reprit Adalbert, c’est qu’elle ait aussi l’obstination nationale. Pourquoi ne veut-elle pas admettre que nous ne lui avons jamais dit que la vérité ?

— Vous trouvez qu’elle était facile à avaler, votre vérité ? Inversez les rôles et essayez de vous mettre à sa place ! Elle sait mieux que personne les succès féminins que rencontre Aldo… et aussi qu’il peut s’y montrer sensible. En toute conscience je crois que je réagirais de la même façon…

— Ne pensez-vous pas que je puisse, moi aussi, être blessé ? Entre ma parole et celle de son cousin Gaspard elle n’a pas hésité un instant.

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