Avec dignité, la vieille fille s’arrêta un instant pour toiser l’immeuble – convenable d’ailleurs ! – pourvu d’une concierge dans la grande tradition. C’est-à-dire qu’elle passait la majorité de son temps à papoter avec les voisins et à regarder les passants… Impressionnée par l’équipage de Marie-Angéline, elle prit un ton olympien pour lui apprendre que « Mâme Solovieff logeait au troisième gauche mais qu’elle avait déjà une visite » :
— Feriez p’t-être mieux d’attendre qu’elle s’en aille ? prévint-elle. C’est pas vraiment vot’genre.
— Quel genre alors ?
— Une romanichelle ! Et qu’a pas l’air commode avec ça ! Comme j’voulais l’empêcher d’monter parce que ici c’est une maison convenable, alle m’a pointé deux doigts d’vant les yeux en marmonnant je n’sais quoi. Alors j’l’ai laissée passer. Alle t’nai toute la largeur ed’l’escalier.
— Raison de plus pour y aller ! fit vertueusement la visiteuse. Mme Solovieff peut avoir besoin d’aide et c’est la raison de ma venue.
Ayant dit, elle s’essuya ostensiblement les pieds sur le tapis-brosse et entreprit de gravir l’escalier à peu près ciré. Au troisième elle s’arrêta, s’approcha de la porte mais ne sonna pas : les échos d’une dispute lui parvenaient où deux voix de femmes alternaient, l’une assaisonnée de sanglots, l’autre avec des intonations de basse-taille qui évoquaient le tonnerre… Ce devait être intéressant, malheureusement les deux antagonistes s’exprimaient en russe et Marie-Angéline, polyglotte distinguée cependant, ne l’entendait pas. Pour ne pas être surprise en train d’écouter, elle sonna en insistant un peu.
Ce fut efficace. Arrachée plus qu’ouverte, la porte peinte en vert livra passage à une sorte d’énorme boulet de canon qui s’habillerait chez le costumier des Ballets Russes. Dalmatique pourpre brodée d’argent sous un châle bleu, rouge et noir, fichu à fleurs sur la tête, Masha Vassilievich interrompit sa sortie pour considérer la nouvelle venue.
— Vous êtes qui, vous ?
En dépit de la rudesse du ton, Marie-Angéline jugea préférable de répondre :
— Je suis envoyée par la Société d’aide aux réfugiés russes… Mais peut-être vous-même ?…
Le noir regard qui fusillait Marie-Angéline se fit plus noir encore :
— Moi je travaille et je n’ai besoin de personne !… Elle non plus d’ailleurs ! clama la tzigane en pointant un doigt vengeur vers l’intérieur de l’appartement où l’on entendait pleurer. Les dames charitables devraient s’occuper plutôt des gens qui en valent la peine. Pas de la complice d’un assassin !
— Vous… vous croyez ?
— Comment, si je le crois ? C’est mon frère qu’elle et ses amis ont tué après l’avoir torturé pour lui faire avouer où il cachait un bijou qui était sa seule fortune !
— Vous en êtes sûre ?
— Très sûre ! Il n’y a pas longtemps que je le sais mais, par Notre-Dame de Kazan, je sais qu’elle était avec eux ! Mais bien entendu, elle refuse d’en convenir !
— C’est cela que vous vouliez lui faire avouer ? hasarda Marie-Angéline sans trop avoir l’air d’y toucher…
— Pas seulement ! Ce que je veux, c’est savoir où se cachent les assassins ! Et il faudra bien qu’elle me le dise parce que je reviendrai… et pas seule !
La voilette dissimula le sourire de satisfaction de la vieille fille. Cette grosse femme lui fournissait une entrée en matière idéale sans s’en douter le moins du monde. D’ailleurs, sur cette menace elle s’engouffra dans l’escalier qui protesta sous son poids, sortit en bousculant la concierge et poursuivie par les imprécations de celle-ci, rejoignit le taxi du colonel Karloff arrêté de l’autre côté du boulevard près du métro aérien. Mais de ce dernier épisode, Marie-Angéline ne fut pas témoin occupée qu’elle était à pénétrer aussi discrètement que possible dans l’appartement resté grand ouvert. Après avoir posé les pieds sur les patins de feutre qui protégeaient le parquet ciré, elle navigua en se laissant guider par le bruit des sanglots, traversa une petite entrée obscure, une salle à manger ennoblie par le rituel samovar de cuivre et un palmier en pot, de cuivre lui aussi, et arriva au seuil d’une chambre dans laquelle une femme en larmes était assise dans un fauteuil, enveloppée dans une robe de chambre rose et un pied bandé posé sur un tabouret devant elle.
— Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle en joignant les mains. Vous êtes blessée, pauvre dame ! Et cette affreuse créature qui vous criait dessus ! Il y a vraiment des gens qui n’ont aucun sens de la bienséance… voire de la simple charité chrétienne !
L’entrée de cette nouvelle figure et son petit discours séchèrent d’un seul coup les larmes de Mme Solovieff.
— C’est bien aimable à vous de me dire cela, mais qui êtes-vous ?
— Je suis l’envoyée de l’Aide aux réfugiés.
— Lesquels ? Vous n’êtes pas russe.
— Non, mais la princesse Murat qui préside cette œuvre ne l’est pas non plus. Moi je suis Mlle du Plan-Crépin, secrétaire de la princesse Lopoukhine qui est trop âgée pour se déplacer. Je viens voir si nous pouvons faire quelque chose pour vous.
— Vraiment ? Je ne suis plus la pestiférée, alors ? On consent à regarder la fille de Raspoutine autrement que comme un paquet de boue ? Eh bien, je n’ai pas besoin de vous ! Je travaille, moi !
— Avec ce pied ? Vous êtes danseuse, m’a-t-on dit. Que vous est-il arrivé ?
— Une foulure stupide… Mais je suis aussi chanteuse et…
— J’en suis ravie, cependant je vous vois mal en scène avec ce gros pansement et une paire de béquilles. Soyez raisonnable, ma chère, et parlons un peu ! soupira Marie-Angéline en s’asseyant sans qu’on l’en eût priée.
Là, elle ôta ses gants, les posa sur ses genoux et se mit à les lisser comme si sa vie en dépendait, sous l’œil réprobateur de Marie.
— Je viens de vous dire que je n’ai pas besoin de vous. Allez-vous-en ! jeta celle-ci.
— On peut toujours parler. Est-ce que quelqu’un s’occupe de vous ?
— Ma voisine. Pour l’instant elle conduit mes filles faire une promenade. Et puis j’ai aussi mon compagnon. Et il n’aimerait pas vous voir ici !
— Pourquoi donc ? Je viens vous apporter du réconfort et un peu d’argent. Mais je suis surprise d’apprendre que vous avez des enfants. Est-ce que la femme qui vient de sortir le sait ?
— Je n’en sais rien et puis ça m’est égal.
— Vous ne devriez pas. Recevoir des menaces de mort, c’est fort ennuyeux, mais quand on a de la famille c’est encore pire.
— Comment savez-vous cela ?
— Elle m’a dit que vous êtes complice d’un meurtre et qu’elle entend vous le faire payer. Ne devriez-vous pas demander l’aide de la police ?
À la lueur d’effroi qui s’alluma dans les yeux noirs de la femme, Marie-Angéline comprit qu’elle touchait une corde sensible et que Marie n’avait aucune envie de voir les autorités s’inscrire dans son paysage familial.
— Je n’ai pas besoin de la police. J’ai assez d’amis pour me protéger.
— De vos ennemis peut-être, mais peuvent-ils aussi vous préserver justement de la police ?
— Que voulez-vous dire ?
— Que vous avez eu de la chance jusqu’à présent parce que l’homme qui vous a vue dans la maison de Piotr Vassilievich est un vrai gentilhomme incapable de livrer une femme. Mais il pourrait changer d’avis.
— Alors ce ne serait plus un gentilhomme, comme vous dites.
— D’autres pourraient s’en charger. La femme qui sort d’ici, par exemple ?
Marie Solovieff haussa furieusement les épaules :
— On voit bien que vous n’êtes qu’une occidentale ignare. C’est une tzigane et ces gens-là ne vont jamais voir la police. Ils règlent leurs affaires eux-mêmes. Mais comment savez-vous ça ? Vous êtes un flic ?
La mine offensée de Marie-Angéline en dit plus qu’un long discours :
— Pour qui me prenez-vous ? Je suis seulement une amie de celui qui ne vous a pas livrée mais qui souhaiterait avoir un entretien… sans témoin avec celui que vous servez.