— Raspoutine n’est guère en odeur de sainteté chez, ces gens-là, remarqua Mme de Sommières. Et puis en quoi cette femme est-elle mêlée à notre affaire ?
Il le lui dit sans oublier d’expliquer ce qu’il avait tenté au début de la nuit ni comment la jeune femme était surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
— Un homme n’a aucune chance de l’aborder, mais une femme… surtout aussi… habile que Marie-Angéline pourrait…
— Pas de flagorneries ! bougonna l’intéressée. Si vous me pensez aussi terne, aussi visiblement éloignée du style des grandes aventurières, vous n’avez qu’à le dire tout net ! J’ai le type idéal pour ce rôle. Reste à savoir de qui je peux être la secrétaire parce que, si ces gens sont aussi méfiants que vous le dites, ils voudront savoir si je suis vraiment ce que je prétends être.
— Aucun doute là-dessus ! Alors, marquise, connaissez-vous quelqu’un ?
— Ouuuui ! Seulement je ne sais pas si elle est encore vivante. Il s’agit de la vieille princesse Lopoukhine avec qui, avant la guerre, j’allais prendre les eaux à Marienbad. Je l’ai revue à Paris mais il y a un bout de temps. Elle avait un fichu caractère et, si je me présente chez elle, elle risque de me recevoir à coups de pierres… Cependant il y a peut-être un moyen. Plan-Crépin et moi irons tout à l’heure à l’office de l’église russe. Si elle vit encore, elle y sera…
— Magnifique ! s’écria Adalbert. Je vais vous apprendre ce que je sais de Marie Raspoutine. À commencer par son adresse…
Un moment plus tard, soulagé d’un poids appréciable et confiant dans les talents de Plan-Crépin, Adalbert regagnait enfin son logis et son lit. Où il put d’ailleurs dormir tout son soûl car, au contraire de ce que pensait Mme de Sommières, le commissaire ne se manifesta pas.
Adalbert le regretta presque. La journée, en effet, parut s’étirer indéfiniment dans la morosité en dépit d’une visite au Matin où l’on était toujours sans nouvelles du journaliste, et d’une autre au quai des Orfèvres où, vers la fin de l’après-midi Adalbert décida d’aller voir ce qui se passait, mais ne trouva qu’un planton : Langlois n’y était pas et ne rentrerait certainement pas avant plusieurs heures…
La nuit ne fut pas plus réconfortante. Comme convenu, le taxi du colonel Karloff conduisit Adalbert à Saint-Cloud où l’on se dissimula au mieux pour attendre le passage de la Renault mais les heures s’écoulèrent sans qu’elle parût. En rentrant à Paris au petit jour, Adalbert avait le moral au plus bas…
Moins cependant que celui d’Aldo Morosini qui, lui, vivait l’enfer…
Quand il ouvrit péniblement les yeux après un temps indéterminé, ce fut pour les refermer aussitôt avec l’horrible impression d’être devenu aveugle. Devant ses paupières il ne trouvait qu’une obscurité totale. En même temps il ressentit les élancements d’un furieux mal de tête joint à une forte nausée provoquée par l’odeur du chloroforme attachée à ses habits. Il rouvrit les yeux, y porta les mains et s’aperçut qu’elles étaient enchaînées : à chacune d’elles un bracelet de fer relié à une double chaîne lui laissait une certaine liberté de mouvements mais, en suivant les anneaux, il découvrit qu’elle était scellée dans la muraille. Et certainement depuis longtemps parce qu’elle était rouillée.
Il crut d’abord à un cauchemar : le temps n’était plus des forteresses médiévales où l’on enchaînait les prisonniers dans des culs-de-basse-fosse. Pourtant la réalité s’imposa à lui degré par degré. L’endroit où il se trouvait était froid et humide, et en se redressant il sentit sous lui une paillasse posée à même un sol en terre battue. Comment avait-il pu en arriver là ?
Au prix d’un pénible effort, il rassembla quelques souvenirs. Le coup de téléphone… la voix terrifiée de Tania… l’échange de vêtements avec Adalbert… le parcours jusqu’à la rue Greuze, une violente douleur… et puis plus rien ! Mais vraiment rien. Aucun souvenir de ce qui avait pu se passer depuis qu’on l’avait frappé et anesthésié ensuite. Aucune idée non plus du temps écoulé.
D’un geste machinal il chercha sa montre, bien qu’il fût incapable d’y lire l’heure, mais de toute façon il ne l’avait plus. On la lui avait ôtée, comme d’ailleurs la sardoine gravée à ses armes qu’il portait toujours à l’auriculaire, comme aussi son alliance !… Pour la première fois depuis bien longtemps il eut peur. Cette geôle qu’il ne pouvait pas voir était aussi noire, aussi sourde qu’un tombeau ! Et si c’en était un, après tout ?… Perdu au bout du monde dans un lieu désert, loin de la vie et des hommes ? Une tombe où il allait pourrir lentement jusqu’à ce que Dieu le prenne en pitié et le délivre. Lorsqu’on l’avait jeté, deux ans plus tôt dans la prison d’Istanbul, même derrière les murs énormes de Yédi Koulé, il pouvait percevoir autour de lui la vie, l’activité des autres, la respiration du monde extérieur. Ici rien ! Jamais il n’aurait imaginé que se trouver captif pût éveiller dans son cœur un sentiment d’abandon aussi total. Jamais le sang n’avait battu dans ses oreilles au rythme désordonné d’une vraie terreur…
Alors quelque chose se déclencha en lui et il pleura. Et les larmes, en relâchant ses nerfs tendus par l’effroi, lui firent du bien, le rendirent à ce qu’il avait toujours été : un homme sachant affronter le pire. Et le pire, il semblait l’avoir atteint, mais ce n’était pas une raison pour accepter ce naufrage au fond de lui-même. En cherchant un mouchoir dans sa poche – cela au moins il l’avait encore ! – il sentait le poids, la gêne des fers à ses poignets et en tira de l’assurance : pourquoi enchaîner quelqu’un, sinon pour l’empêcher de fuir ? Et on ne s’enfuit pas d’une tombe. Donc ceci n’en était pas une et il devait exister un moyen d’en sortir. Il se leva, tâta le mur près de l’attache des chaînes et acquit ainsi la certitude qu’il était fait de grosses pierres et que l’endroit avait une forme ronde qu’il put suivre sur une certaine distance grâce à la longueur de ses entraves. Il sut qu’il était dans une sorte de puits et son cœur manqua un battement : rien ne ressemble plus à un puits qu’une oubliette. Pourtant son pied heurta sans le renverser un seau dans lequel il y avait de l’eau, Cela lui rappela qu’il avait soif et, s’agenouillant près du seau, il y plongea son visage pour y boire. C’était froid, mais un peu revigorant car il ne s’agissait pas d’eau croupie. Il en conclut que, si on lui donnait à boire, on lui donnerait peut-être aussi de quoi manger. En attendant, il trempa son mouchoir pour en tamponner son front douloureux, revint s’asseoir sur sa paillasse et attendit…
Quoi, il n’en savait trop rien, n’ayant plus aucun moyen de compter le temps ; mais petit à petit, il fit moins noir dans sa prison et ce n’était pas seulement parce que ses yeux s’accoutumaient, c’était parce que le jour se levait et glissait un mince rayon de lumière entre deux pierres. Mince en vérité, mais suffisant pour qu’Aldo sût qu’il n’était pas au fond de la terre comme il le craignait, mais peut-être dans une de ces tours féodales comme il en existait encore aux environs de Paris. Malheureusement ses chaînes étaient trop courtes pour lui permettre d’aller coller son œil à cette bienheureuse fissure.
Voyant mieux, il put examiner son logis, qui était rond en effet et d’à peu près trois mètres de diamètre. Seulement il n’y avait pas de porte. Quant au mobilier, il se composait de la paillasse, du seau contenant de l’eau et d’un autre destiné sans doute à l’hygiène ; mais pas la moindre nourriture en vue, hélas ! Et il se sentait affamé…
Cherchant l’issue par laquelle on l’avait fait entrer, il regarda au-dessus de sa tête, mais les ombres étaient épaisses là-haut et ne permettaient pas de distinguer quoi que ce soit. Pourtant, ce fut de là-haut que soudain la lumière lui arriva après qu’un bruit de tôle se fut fait entendre et il sut qu’il était bien au fond d’un puits ou d’une citerne dont il évalua la hauteur à cinq ou six mètres.