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A
A

— Parce que vous pensez que c’en est un ?

— Disons que c’est une impression personnelle, sans plus !

— Pourquoi pas, après tout ! Mais ce n’est pas Miss Van Kippert qui a rompu, c’est lui…

— Tiens donc ! C’est inattendu : il a rompu un pareil mariage ?

— Les journaux de demain vous en apprendront plus. Moi je l’ai su par un ami journaliste : un oncle de la jeune fille serait arrivé de New York et le marquis a claqué la porte.

— C’est ça que vous appelez avoir rompu ? fit Aldo en riant. Disons que l’oncle en question a du dire des choses désagréables et que l’orgueil de notre hidalgo ne l’a pas supporté ; mais peut-être espère-t-il que la jeune Muriel va lui courir après.

— Ce serait étonnant : elle embarque après-demain à Cherbourg sur l’ Île- de- France avec la dépouille paternelle. Mais revenons à nos moutons : vous ne supposeriez pas, par hasard, qu’Agalar soit notre Napoléon cambrioleur ?

La question était posée sur un ton négligent mais le regard attentif de Langlois démentait l’apparente désinvolture. Aldo en eut conscience et choisit la même attitude :

— Difficile à croire : il n’y a pas un Espagnol qui ne haïsse l’Empereur…

— Il n’y a pas non plus beaucoup de Russes qui l’aiment. J’admets qu’il n’a pas vraiment le type pour un descendant d’une marchande de Moscou mais comme il n’y a pas de limites à la folie humaine… C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Agalar ?

Morosini, bien sûr, aurait pu dire bien des choses. Parler de Tania et de la terreur que le beau marquis lui inspirait, mais il répugnait à mettre la jeune femme en contact direct avec la police même au travers de l’homme courtois qu’il avait en face de lui. En outre ce serait révéler une cachette dont le secret subsistait peut-être encore. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules :

— À l’exception d’un souper chez Maxim’s où je l’ai aperçu en compagnie des Van Kippert, je ne l’ait jamais tant vu qu’hier soir.

C’était l’exacte vérité ; pourtant Aldo eut l’impression de mentir effrontément. Le commissaire, grâce à Dieu, n’eut pas l’air de s’en rendre compte. Il était en train de s’extraire de son confortable fauteuil et de remercier Adalbert de son hospitalité. Celui-ci, cordial à souhait, l’invita à y recourir quand il le souhaiterait. Cet échange de politesse n’empêcha pas Langlois de poser, au moment où il allait sortir, une dernière question à Morosini :

— Vous qui êtes un spécialiste des joyaux, vous n’êtes pas surpris du choix étrange fait par le voleur de la princesse ? Pourquoi deux bracelets seulement alors que nombre d’autres bijoux s’offraient à sa convoitise ?

— Comment voulez-vous que je réponde à cette question ? Ses motivations me sont complètement étrangères…

— Sans doute, sans doute ! Pourtant la princesse Brinda a bien voulu me confier que ces pièces étaient les seules à ne pas être de provenance indienne, ou commandées à des joailliers de la rue de la Paix ou de la place Vendôme. Son époux, sachant sa passion pour les rubis, les a achetés pour elle à une vente russe. Étrange, non ?

Le ton des dernières paroles s’était fait curieusement sévère et, quand le policier eut disparu, Aldo se tourna vers son ami :

— Qu’est-ce qu’il s’imagine ? Que c’est moi qui les ai volés ?

— Non, mais je me demande si tu ne devrais pas lui dire ce que tu sais à propos de la belle comtesse. Il est de ceux qui savent se renseigner…

— Et moi, je me demande si je ne devrais pas prendre le premier train pour Venise ! J’en ai par dessus la tête de ces histoires !

— Ce ne serait pas une bonne idée !… Crois-moi ajouta Adalbert en se servant un autre verre, tu devrais mettre un peu de côté tes sentiments chevaleresques et lui toucher deux mots de Tania. Après tout elle s’en trouverait peut-être plus heureuse ?

— Peut-être, en effet !… J’irai la voir demain matin et nous déciderons ensuite. Allons dîner, je meurs de faim !

Théobald venait de s’encadrer dans la porte de la salle à manger pour annoncer que le dîner était servi, mais il était écrit sur les tablettes d’un espion particulièrement contrariant que Morosini aurait toutes les peines du monde à le digérer car, lorsqu’il rentra dans sa chambre avec l’intention de s’offrir une longue nuit de repos, il vit soudain accroché au bras de la Fortune de bronze doré demi étendue sur le cadran de la pendule, placée sur la cheminée, quelque chose qui lui coupa le souffle : les deux bracelets de rubis de la princesse Brinda !

Sans oser y toucher, il contempla d’un œil incrédule les larges cercles d’or pavés de magnifiques pierres calibrées qui devaient peser chacune entre deux et trois carats. Elles étaient superbes et leur couleur « sang de pigeon » admirable ; mais ce fut pourtant avec une horreur rétrospective qu’il les contempla. Si d’aventure Langlois avait émis l’intention de visiter sa chambre… La seconde pensée fut d’ordre plus pratique : comment ces sacrés bijoux étaient-ils arrivés chez lui ? Il ouvrit la porte pour appeler Théobald qui ne devait pas encore être couché quand un léger courant d’air fit battre la fenêtre derrière son dos, attirant son attention. Or, quand il faisait chaque soir les couvertures, Théobald avait l’habitude de fermer soigneusement les fenêtres et de tirer les rideaux. Ceux-ci étaient en place mais la croisée était bel et bien ouverte.

Elle donnait comme celles des autres chambres de l’immeuble déjà ancien sur un petit jardin intérieur dont le centre était un jet d’eau qui apportait en été une agréable fraîcheur. Et, comme l’appartement d’Adalbert était au premier étage sur entresol il n’était pas difficile de deviner par quel chemin on avait apporté le cadeau empoisonné : les architectes du baron Haussmann s’étaient parfois donné du mal pour ornementer à profusion ces constructions « modernes ». Cela offrait de vrais boulevards à un cambrioleur un peu agile ! L’instant suivant, Aldo déboulait chez Adalbert qui se disposait lui aussi à se coucher.

— Viens voir ! fit-il sobrement.

— Voir quoi ?

— Viens toujours !

Mis en face de la Fortune si somptueusement parée, Adalbert émit un « ah ! » consterné ; puis tirant de sa poche un crayon, il s’en servit pour ôter les bracelets sans y mettre les mains, alla jusqu’au qu’au secrétaire Empire qui était l’un des plus beaux meubles de la chambre, y prit deux enveloppes, glissa les bracelets dedans et colla les rabats du mieux qu’il put, puis exhala un soupir de satisfaction :

— Voilà !… Au fait, tu n’y avais pas touché ?

— Je ne suis pas fou.

— Dans ce cas il ne restera plus qu’à porter ceci dès demain, à notre ami Langlois qui n’aura qu’à les rendre à leur propriétaire, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi on s’est donné la peine de te les apporter ?

— Justement pour accréditer un peu plus les soupçons dudit Langlois contre moi. J’ai mis du temps à lui avouer que je détenais la « Régente » Il supposera que je lui rapporte ces bracelets parce que j’ai pris peur après son passage. Je n’ai pas aimé ses dernières paroles ce soir…

— Peut-être, mais par pitié ne dramatise pas ! Encore un peu et tu vas me dire qu’il te prend pour Napoléon ?

— Va savoir !… J’en viens à me demander s’il n’aurait pas l’idée de me faire surveiller ?

Adalbert considéra un instant son ami sans rien dire, le sourcil soucieux. Puis, tournant les talons il rejoignit les pièces de façade où les lumières étaient éteintes, s’arrêta dans son cabinet de travail, sans rien allumer, et souleva l’un des rideaux en prenant bien soin de rester en retrait. La rue était vide, silencieuse. Pas une âme ! Pas même un chat sur la chaussée ou sur les trottoirs mouillés par une petite pluie en fin de journée. Mais Vidal-Pellicorne possédait cet œil d’archéologue capable de déceler dans un amas de décombres le fragment de bronze ou de poterie annonçant quelque chose de plus important. À regarder attentivement il devina une forme plus sombre dans le renfoncement d’une porte cochère presque en face de lui…

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