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— Le Saint-Esprit en l’occurrence s’appelait Édouard VII. Il faut te dire que Jagad Jit Singh de Kapurthala, ce petit rajah de rien du tout, est habité par une vaste intelligence, une grande ouverture d’esprit et qu’il fait de son État un modèle du genre. Il est venu très tôt en Europe où il a conquis presque tous les souverains, à commencer par la peu commode reine Victoria, et noué une véritable amitié avec le roi Georges de Grèce. Mais c’est en France, où il n’y a plus de rois cependant, qu’il a reçu l’illumination.

— Shiva lui est apparu ?

— Non. Louis XIV. En 1900 il est venu comme tout le monde voir l’Exposition ; il séjournait à Versailles, à l’hôtel des Réservoirs, et il a longuement visité le château. Ce sont d’abord les glaces de la fameuse galerie qui lui ont révélé son obésité mais la splendeur du lieu l’a émerveillé. Rentré chez lui, il a maigri de cinquante kilos en trois ans – c’est un sage ! – et il a entrepris la construction d’un palais à la française qu’il voulait digne du modèle, car il avait l’impression que Louis XIV se réincarnait en lui…

— Notre Roi-Soleil aurait pu plus mal choisir…, chuchota Aldo, car leur tour approchait, en contemplant le fin visage empreint d’une grande noblesse et d’une grande douceur qu’éclairaient un sourire charmant et de magnifiques yeux sombres. Un homme bien séduisant en vérité !

Son impression devint conviction quand les phalanges princières serrèrent les siennes et que Jagad Jit Singh se déclara vraiment très heureux et très honoré de le recevoir :

— M. Vidal-Pellicorne et moi nous connaissons depuis longtemps et je sais quelle belle amitié est la vôtre, et c’est une joie d’accueillir avec lui ce soir celui en qui s’incarnent non seulement la grande histoire mais aussi la splendeur de Venise. J’espère que tout à l’heure nous pourrons parler un peu…

Cela dans un français irréprochable servi par une voix ferme et bien timbrée qui donnait toute sa valeur au compliment auquel Morosini répondit – chose rarissime chez lui car il avait appris à se méfier des mouvements de son cœur – avec la chaleur d’une sympathie spontanée. Il ne savait pas pourquoi mais cet homme lui plaisait.

Un peu plus loin, une très belle jeune femme brune drapée dans un sari couleur d’aurore, un véritable déluge de perles autour du cou et aux oreilles, recevait à son tour les invités de son beau père : la princesse Brinda était en effet l’épouse du prince héritier Karam Jit Singh qui évoluait quelque part dans la foule des invités. Elle reçut l’hommage des deux amis avec l’aisance d’une parfaite maîtresse de maison parisienne jointe à la grâce innée des grandes dames indiennes. Aldo apprit ainsi que sa réputation était allée jusqu’aux Indes…

Tandis que le lent défilé se poursuivait – le maharadjah tournait un petit discours courtois à chacun de ses invités – Aldo et Adalbert se réfugièrent près des grandes compositions florales qui formaient le fond des salons. En saluant le maharadjah, le premier avait remarqué sur sa poitrine la plaque de la Légion d’honneur.

— Rien de plus normal, le renseigna Adalbert ! Outre qu’il est un ami personnel de Clémenceau, Jagad Jit Singh, qui est aussi un juriste de première force, a représenté l’ensemble des princes indiens à la Société des nations pendant les quatre ans de guerre, ce qui lui a valu de signer le traité de Versailles. Il faudra tout de même que j’aille un jour à Kapurthala. Il paraît qu’il a fait de son pays, grand comme le Grand-duché de Luxembourg, l’État le plus moderne et l’un des plus riches des Indes…

— En tout cas, s’il est habité par Louis XIV, il a du se tromper de roi. C’est du Louis XV ici ?

— Parce qu’il préfère les modes du Bien-Aimé. Là-bas il arrive que la Cour porte des costumes de l’époque et des perruques blanches par quarante-cinq degrés à l’ombre ! Et alors on parle français…

— Incroyable ! fit Morosini amusé. Quoi qu’il en soit, moi je me trouve bien chez lui… Que de jolies femmes !

— Ça, il les adore…

En effet, mêlées à des diplomates dont le plus important était l’ambassadeur d’Angleterre, quelques-unes des plus belles dames de Paris, françaises ou étrangères, réunissaient autour d’elles, dans les vastes salons, des petits cercles admiratifs. Il y avait la ravissante marquise de Chasseloup-Laubat, lady Mendl, la princesse de Faucigny-Lucinge, la comtesse de Mun, Mrs Daisy Fellows, la femme du couturier Lucien Lelong née princesse Paley et devenue vedette à Hollywood, ainsi que l’éblouissante Pola Negri présente elle aussi qui était désormais princesse Mdivani et propriétaire du château de Seraincourt. À elles deux, elles drainaient une bonne part des hommages masculins. Et d’autres dont Aldo connaissait certaines qu’il salua et avec lesquelles il échangea quelques mots. Toutes somptueusement parées et habillées à ravir.

Aldo se retrouva soudain en train de bavarder avec une dame, encore ravissante en dépit du temps passé, qu’il avait connue avant la guerre en Angleterre lorsqu’elle était duchesse de Marlborough. C’était avec une vraie joie qu’il retrouvait celle qui, née Consuelo Vanderbilt, avait tenté le pinceau du peintre Helleu et qui, tombé amoureuse pendant la guerre d’un des as de l’aviation française, le colonel Jacques Balsan, un héros, l’avait épousé après son veuvage et brillait à présent dans la haute société. Extrêmement généreuse, elle savait se pencher sur d’innombrables misères. La retrouver là, toujours aussi exquise malgré ses cheveux blancs, lui procurait un réel bonheur et tous deux évoquaient joyeusement leurs souvenirs communs quand, soudain, le regard de Morosini devint fixe : une jeune femme vêtue de velours noir et d’une grande étole de satin bleu pâle était en train de saluer le maharadjah à qui elle offrait un sourire ensorcelant : Tania Abrasimoff, qui était censée ne pas mettre le nez hors de chez elle, faisait, dans le château du bois de Boulogne, une entrée conquérante. Vite rejointe par deux jeunes gens visiblement à sa dévotion, elle s’avança ensuite dans les salons, souriant à l’un ou tendant la main à l’autre.

Laissant à regret sa place auprès de Mme Balsan à lord Nolham et à l’aimable prince Karam, quatrième fils de Jagad Jit Singh, Aldo se lança sur la piste de la comtesse et l’atteignit au moment où elle prenait place dans une sorte de niche creusée dans un buisson de jasmins et acceptait la coupe de champagne que lui offrait l’un des deux sigisbées visiblement décidés à ne pas s’éloigner d’elle de plus d’un mètre. Aussi Aldo eut-il droit à un double regard offensé quand, s’approchant du groupe, il pria courtoisement ces messieurs de bien vouloir lui permettre de s’entretenir un instant avec leur belle compagne. Ce qu’il fallut bien accepter. Ils s’écartèrent donc mais sans aller bien loin et en montrant moralement les crocs.

Différent fut l’accueil de Tania. Non seulement elle ne parut pas mécontente de la rencontre mais elle tendit spontanément ses deux mains à Morosini !

— Que je suis heureuse de vous voir ! J’ignorais que vous seriez ici ce soir.

En même temps elle le faisait asseoir près d’elle sur le canapé Régence encastré dans les fleurs.

— Moi aussi, soupira-t-il, l’œil sévère. Voulez-vous me dire ce que vous faites là alors que…

— … je devrais être en train de me morfondre dans mon triste logis en me faisant tirer les cartes par Tamar ? Vous n’avez donc pas lu  Le Figaro ce matin ?

— Mon Dieu non ! J’ai assez de mes propres soucis sans me charger de ceux des autres…

— Eh bien, c’est dommage parce qu’il y avait, à la rubrique mondaine, un petit article très intéressant annonçant que, son deuil achevé, miss Muriel Van Kippert et le marquis d’Agalar rendraient officielles leurs fiançailles qui précéderaient de peu leur mariage. En conséquence me voilà, mon cher prince, aussi libre que l’air ! Ah, vous n’imaginez pas quelle joie j’éprouve depuis ce matin et, comme j’étais invitée de longue date chez le maharadjah, j’ai pensé que venir à cette réception allait être pour moi l’occasion rêvée de reprendre ma vie mondaine. N’est-ce pas merveilleux ?

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