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Puis se tournant vers Adalbert qui le fixait comme s’il s’attendait à le voir filer avec les couverts d’argent :

— Votre nom me dit quelque chose vous êtes archéologue, je crois ?

— Égyptologue, précisa celui-ci dont le front émergea un peu des nuages qui le couvraient. Je ne pensais pas être connu de ces messieurs de la presse.

— Pas de tous, bien sûr, mais moi je suis un cas à part. J’ai toujours eu une vraie passion pour les vieux trucs que l’on déterre et qui ont souvent une belle histoire à raconter. Alors je sais qui vous êtes…

Et pour laisser à Vidal-Pellicorne le temps d’assumer sa confusion, Walker se refit une tartine de caviar. Aldo reprit :

— Je voudrais lui parler. Et le plus tôt sera le mieux…

— Qu’espérez-vous entendre d’elle ?

— Des renseignements sur ses dangereux compagnons. Je veux bien admettre quelle n’ait pas participé au meurtre de Piotr mais elle en est complice. En outre, je suis persuadé de leur implication dans le crime de Drouot.

— Vous avez sans doute raison mais, même si elle était sur place, Marie n’y est pour rien. Quant à vous renseigner sur ce que vous appelez ses dangereux compagnons, soyez certain qu’elle ne pourra rien vous apprendre…

— Qu’en savez-vous ? susurra Adalbert.

Walker lui dédia un grand sourire un rien narquois.

— Vous devez bien penser que je l’ai déjà passée à la question sur le sujet ? Je suis intéressé, moi aussi, et au premier chef encore ! Imaginez le papier que je pourrais écrire sur ma rencontre avec Napoléon le Sixième.

— Vous savez ça ? fit Aldo sèchement. Comment est-ce possible ?

— Parce que Marie m’en a parlé… bien qu’elle ne l’ait jamais vu.

— Expliquez !

— Oh, c’est simple ! soupira Walker en tendant sa coupe vide pour qu’on la lui remplisse. Je ne vais pas vous raconter sa vie parce que ce serait du temps perdu et que, si vous la voyez, elle vous la narrera avec tant de détails que ça ferait double emploi. Sachez seulement qu’après des années confortables vécues à l’ombre de son cher papa, elle a épousé, en 17 je crois, un certain Boris Solovieff qui était un des pontes du syndicat des poissonniers et elle a fini par fuir Saint-Pétersbourg pour rejoindre son mari qui, selon elle – et il appuya sur les deux mots –, voulait monter une opération pour faire évader le tsar et sa famille. Une de ces histoires que l’on raconte quand il n’y a plus personne pour vous démentir ! Toujours est-il que les Solovieff ont au moins réussi à fuir jusqu’à Vladivostok après moult aventures – les Bolcheviks les auraient accusés d’avoir emporté et caché les bijoux de la tsarine ! – où ils ont été finalement rattrapés par la Révolution Départ à prix d’or sur un cargo à destination de Trieste, débarquement, séjour à Prague, puis à Vienne dans des conditions de plus en plus lamentables, pour atterrir finalement à Paris où Marie espérait l’aide d’un banquier nommé Rubinstein qui d’ailleurs s’est déguisé en courant d’air. Là, le mari est mort usé par les épreuves et les petits boulots acceptés pour faire vivre sa famille – le couple a deux gamines ! – et Marie, après avoir vendu ce qui pouvait lui rester d’objets précieux, s’est trouvée affrontée à la misère. D’autant plus cruelle, ajouta le journaliste d’une voix plus sombre, qu’elle savait n’avoir rien à attendre des autres réfugiés russes : la fille de Raspoutine n’était-elle pas marquée pour eux du sceau de la malédiction ? C’est alors qu’elle a répondu à une petite annonce demandant de jolies filles sachant danser. Elle s’est présenté mais l’homme qui l’auditionnait a sauté en l’air à la lecture de son nom et lui a dit que sa place n’était pas chez lui, qu’elle devrait partir en Amérique et faire du cinéma. Découragée, elle est allée s’échouer dans un bistrot du faubourg Montmartre où elle a bu quelques verres de cognac pour tenter d’oublier ses déboires. C’est à cet endroit que je l’ai rencontrée. Elle était pitoyable, la pauvre, et j’ai fait de mon mieux pour l’aider. D’où l’engagement aux Folies-Rochechouart pour parer au plus pressé. Là, son nom et aussi son talent – car elle n’est pas maladroite ! – lui ont valu quelques admirateurs parmi lesquels un certain Aaron Simanovitch qui avait été un temps secrétaire de Raspoutine. C’est lui qui l’a engagée à attaquer en justice le prince Youssoupoff, qui a fait paraître un livre sur son histoire avec le staretz.

— Elle a une chance de le gagner ?

— Je n’en sais rien. La justice française ne me paraît guère compétente pour juger une affaire russe vieille de dix ans mais on ne sait jamais. Comme elle demande vingt-cinq millions cela va donner lieu à une belle joute oratoire entre ténors du barreau. Elle est défendue par Maître Maurice Garçon et Youssoupoff par Maître de Moro-Giafferi, et nous verrons bien. À peu près au même moment elle a reçu de mystérieux messages. On lui proposait de la protéger contre les ennemis sans scrupules qui, selon la tournure que prendrait le procès, pourraient y mettre fin en les faisant disparaître, elle et ses filles. Une tentative d’enlèvement – heureusement avortée ! – l’a convaincue de s’en remettre à ces amis discrets et efficaces. Un échange, ces gens lui demandaient de les aider à récupérer les trésors impériaux de l’ancienne Russie… et de l’empire français…

— Rien que ça ! Je leur souhaite bien du plaisir ! Ils sont disséminés un peu partout sur la planète à l’heure qu’il est, sans compter ceux que les Soviétiques ont eu le bon esprit de conserver !

— C’est leur affaire mais vous qui venez d’acheter une émeraude historique, vous devriez y songer !

— Soyez sûr que je n’y manquerai pas. Merci du conseil. Mais pourquoi l’empire français et pour quoi Napoléon VI? Ça n’a pas de sens !

Walker attendit que l’on eût déposé sur leurs assiettes le contenu des chachliks que l’on venait d’apporter tout flambants pour continuer :

— En apparence seulement. Si l’on cherche bien ce n’est pas complètement idiot. Avez-vous déjà entendu prononcer le nom de Berechkoffskaïa ? On l’appelait aussi la « Grand-Mère de la Révolution ».

— Jamais.

— Moi si, intervint Adalbert. Elle a passé la plus grande partie de sa vie en Sibérie, je crois, d’où on l’aurait menée en Crimée et installée dans l’une des anciennes résidences de Livadia. J’ai lu son nom quelque part dans un article… allemand, il me semble.

— Bravo ! L’article disait-il qu’elle était la fille de Napoléon et d’une jolie marchande de Moscou ?

— Alors là ça me paraît difficile, fit Morosini en riant. En admettant qu’il se soit trouvé une femme assez hardie pour braver Rostopchine et ses incendiaires afin de venir offrir à l’Empereur ses charmes consolateurs, elle serait née en 1813, votre bonne femme, et quand elle a découvert les rives ensoleillées de la Crimée, elle aurait eu cent quatre ans ?

— Très juste ! approuva Vidal-Pellicorne. C’est même pour ça qu’elle a eu droit à cet article allemand mais ça ne parlait pas de Napoléon. Alors, le rapport avec ce « prétendant » inattendu ?

— Il serait son petit-fils tout simplement ! émit joyeusement le journaliste. Celui de ses « fidèles » qui est entré en relations avec Marie le lui a expliqué soigneusement. Du fond de la Sibérie où l’on avait fini par envoyer sa mère, la Berechkoffskaïa a eu un fils d’un des décembristes expédiés là-bas par Nicolas Ier et ce fils en a eu un lui-même vers la fin du siècle dernier. Moi je trouve cette histoire passionnante. Pas vous ?

— Intéressante en tout cas ! soupira Aldo. Mais pourquoi ce chiffre six ?

— Dans cette famille on a l’air de tenir ses comptes à jour. Si l’on part du principe que le prince impérial, fils de Napoléon III, avait droit au IV, le marmot du décembriste devenait Napoléon V et son fils a continué en bonne logique. C’est aussi simple que ça…

— Et Marie Raspoutine ne l’a jamais vu ?

— Non, et c’est compréhensible. Quand on a de si hautes prétentions il faut bien se protéger. Elle n’a affaire qu’à des comparses.

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