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— Patrie de tous les voleurs bien nés depuis le fameux film de Douglas Fairbanks ! fit Morosini en riant. Ton académicien va trop au cinéma.

— Ça pourrait être vrai, grogna Adalbert. Je te l’ai dit, ce truand serait « mésopotamologue », seulement quelque chose me dit aussi que Fructueux n’est pas parti si loin. Je le sens…

— On en reparlera plus tard. La vente commence.

Le commissaire-priseur entamait en effet un petit discours destiné à mettre en valeur les pièces qu’il s’apprêtait à vendre. Après quoi les enchères commencèrent sur une parure de très beaux camées enrichis de diamants ayant appartenu à une princesse et qui atteignit rapidement une somme rondelette, puis l’on passa à des sautoirs de perles dont Aldo se désintéressa. Son regard ne quittait le noble espagnol que pour fouiller le public tant il craignait de repérer le visage de Tania parmi les autres. Jusqu’à présent, elle se tenait tranquille mais Aldo, qui était allé la voir la veille, n’était pas certain que cette sagesse dure encore longtemps. Réduite à la seule compagnie de Tamar qui lui tirait les cartes quand elle ne se prosternait pas devant les icônes, la belle comtesse s’ennuyait et ne le cachait pas :

— Je ne vais pas rester enfermée toute ma vie ?

— Cela ne fera jamais que cinq jours. Soyez un peu patiente. Si Agalar mène ses projets à bien, il partira pour les États-Unis et vous pourrez faire des plans d’existence…

Le bruit courait en effet d’un prochain mariage entre miss Van Kippert et le beau marquis, et s’il en jugeait par ce qu’il voyait, la rumeur – rapportée par Gilles Vauxbrun – pourrait bien avoir raison.

Au bout d’un instant, il fallut revenir aux mouvements du marteau d’ivoire : un assistant de Maître Lair-Dubreuil apportait la grande émeraude carrée à laquelle Aldo était censé s’intéresser.

C’était, en vérité, une admirable pierre et l’amateur passionné de joyaux se réveilla. À sa manière nonchalante, il suivit d’abord le jeu des enchères puis le mena quand il ne resta plus en face de lui que le baron Edmond de Rothschild. Le duel passionna la salle et elle éclata en applaudissements quand le prince-antiquaire l’emporta : le baron se retira avec un sourire et un geste aimable de la main.

— Tu es fou ? souffla Vidal-Pellicorne. J’espère que tu as un client ?

— Pourquoi pas moi ? Je collectionne, tu sais ? Et celle qui ne quitte pas l’annulaire de Lisa est au moins aussi belle si elle est plus moderne.

— Tu vas la lui offrir ?

— Oh, que non ! Si elle a vraiment appartenu à Ivan, ce n’est pas un cadeau à faire à la femme qu’on aime. Il se trouve que j’ai un client. Inattendu d’ailleurs. Avant de partir j’ai reçu un courrier du palais de Venise (9) : le Duce, qui m’a tout l’air de se prendre pour Néron, désire que je lui trouve une émeraude ayant appartenu à un personnage illustre…

Adalbert émit un petit sifflement :

— Difficile de dire non. Et… tu es sûr que tu seras payé ?

— Je pense, oui. Nous avons encore un roi et Mussolini ne peut pas se permettre, tant qu’il est là, de jouer les bandits de grands chemins…

Vint enfin le moment que tous attendaient. La « Régente » fut apportée au commissaire-priseur qui d’abord la fit présenter, escortée de deux Savoyards, à ceux des acheteurs éventuels qui le souhaitaient. Un murmure, où Aldo décela du respect, parcourut ces gens sur qui semblait s’étendre l’ombre de l’Empereur. Les enchères s’égrenèrent dans un grand silence et opposèrent d’abord cinq prétendants. Elles montèrent vite, décourageant l’un après l’autre plusieurs acheteurs. Il en resta trois puis deux : cette fois il s’agissait de Gulbenkian et de Van Kippert qui ne cachait pas que la grande perle était l’unique but de sa présence. Ce fut lui qui l’emporta mais, dès que la « Régente » lui eut été adjugée, il se dressa debout, les bras levés dans un geste de victoire. Un coup de feu éclata. Il s’écroula tandis que la salle entière se levait en criant.

Un instant, le tumulte fut indescriptible. Tout le monde voulait voir et le commissaire Langlois dut jouer des poings pour s’ouvrir le passage jusqu’au corps étendu sur lequel Muriel s’était abattue secouée de sanglots.

Sur l’estrade, Maître Lair-Dubreuil s’était figé, le marteau d’ivoire toujours en main, ne songeant même pas à préserver la perle. Vivement, Aldo s’avança pour la protéger. Ce faisant, il vit une femme accourir d’un des côtés de la salle. Elle se précipitait vers la « Régente », les mains tendues mais le prince fut plus rapide et se saisit d’elle quand elle allait atteindre sa proie. Il eut, devant lui, un visage crispé, des yeux flamboyants qu’il reconnut d’autant plus aisément que la femme portait les mêmes vêtements que chez Piotr Vassilievich : c’était Marie Raspoutine.

Elle se débattit comme une diablesse mais il tenait bon et elle gémit sous sa poigne :

— Lâchez-moi !… Laissez-moi !… Je ne vous ai rien fait !…

— À moi, non, mais ce pauvre Piotr ne pourrait en dire autant !

— À lui non plus je n’ai rien fait… Je voulais… seulement reprendre mon bien !

— Votre bien ? Vous avez une étrange façon de voir les choses. La « Régente » ne vous a jamais appartenu…

— Ce démon de Youssoupoff l’avait promise à mon père ! Lâchez-moi, vous dis-je !

— Pas question ! Nous allons d’abord voir la police…

— Non… Non vous ne pouvez pas faire ça !… J’ai assez souffert ! Par pitié, si votre mère vous a aimé, ne me livrez pas à la police ! Mes petites en mourraient peut-être…

Il y avait tant de douleur dans cette voix, tant de larmes dans les yeux noirs qu’Aldo sentit le doute s’insinuer en lui.

— Laissez-la aller. C’est une pauvre fille ! murmura-t-on derrière lui. Tournant la tête, Aldo vit Martin Walker qui lui souriait d’un air encourageant. Le journaliste répéta :

— Laissez-la !… Je vous dirai où la retrouver et vous pourrez causer avec elle… Voilà qui est mieux ! ajouta-t-il en constatant que Morosini laissait retomber ses mains. Filez vite, vous ! On ira vous voir et vous pourrez raconter votre histoire…

— Merci… Merci beaucoup !

Vivement la femme se pencha, prit la main de Walker, la baisa et se perdit dans la foule qui, après s’être agglutinée autour du groupe tragique, cherchait maintenant à vider les lieux. Le commissaire Langlois venait en effet de donner l’ordre de fermer les portes afin de pouvoir interroger tout le monde sans se soucier des protestations des gens connus, se contentant de lâcher, après qu’ils avaient donné leur nom, ceux qui ne pouvaient être mêlés à l’assassinat de l’Américain : la princesse Murat et les deux Rothschild, Gulbenkian, des comédiennes célèbres et quelques autres. Mais il fut bientôt évident qu’aucun de ceux qui composaient le public de cette vente ne pouvait avoir tiré sur Van Kippert. La balle l’avait atteint de face et en plein front, ce qui signifiait que le tireur devait se trouver derrière l’estrade du commissaire-priseur. Mais, naturellement, personne n’avait rien vu.

Aldo et Adalbert cependant se rapprochaient de Maître Lair-Dubreuil, qui venait de chercher dans son fauteuil un appui plus solide que des jambes ayant tendance à se dérober sous le coup de l’émotion. Il tenait à la main un papier et semblait sur le point de s’évanouir. La « Régente » avait disparu et ce fut d’elle que Morosini s’inquiéta en premier :

— Où est la perle ?

Le commissaire-priseur leva sur lui un regard éteint :

— Dans ma poche, rassurez-vous !… Tenez ! lisez cela !

Il tendit la feuille de papier sur laquelle on avait écrit en lettres majuscules : « Inutile de poursuivre la vente ou d’en organiser une autre. Quiconque osera acheter la perle de Napoléon aura le même sort, parce que la Grande Perle ne peut appartenir qu’à moi. Ainsi le veut le Seigneur et je saurai m’en emparer en temps utile… » La signature était assez effarante et Morosini la lut à haute voix :

— Napoléon VI ? D’où sort-il, celui-là ?

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