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— Pardonnez, je vous en supplie, à mes fidèles gardiens de montrer un peu trop de zèle ! Ils voient des ennemis partout… Mais venez ! Venez avec moi ! Nous allons faire plus ample connaissance car, bien entendu, je sais qui vous êtes !

Impossible de résister à une si entraînante bonne grâce, de ne pas saisir la main spontanément offerte. Félix Youssoupoff guida son visiteur à travers une suite de pièces, dont les tonalités de décor étaient le bleu et le vert, jusqu’à un salon qui devait servir de cabinet de travail : depuis des rouleaux de soieries destinés à la maison de couture Irfé (Irina et Félix) jusqu’à une guitare en passant par des cahiers de papier sous un stylo abandonné parlant d’un livre en cours et, sur une planche à dessin, des croquis de costumes pour le théâtre, on y voyait un échantillon de toutes les activités du prince. Au mur, le portrait superbe d’une jeune femme qui devait l’être plus encore. Quant à l’ameublement il était résolument anglais.

— J’ai à présent scrupule à vous déranger, commença Morosini. Votre secrétaire m’a dit que vous étiez souffrant.

— Des moules, mon cher ! J’ai mangé des moules qui ne m’ont pas accepté mais comme vous le voyez cela va déjà beaucoup mieux. En outre je brûle de curiosité d’apprendre ce qui amène chez moi quelqu’un d’aussi connu… et d’aussi peu russe que vous. Souhaiteriez-vous m’acheter des bijoux ? Je n’en ai plus guère, vous savez. Mais prenez place, je vous en prie !

Aldo s’installa dans un fauteuil chippendale en prenant grand soin du pli de son pantalon.

— C’est tout le contraire, prince ! Je viens vous en apporter…

— Mon Dieu ! Qui a pu vous laisser croire que j’étais en mesure d’acheter quoi que ce soit ? Je suis pauvre comme Job !

— Il ne s’agit pas non plus d’acheter.

Tirant de sa poche le mouchoir de soie dont il avait enveloppé la « Régente », il le déplia, et posa le tout devant lui sur une pile de dossiers.

— Ceci est à vous, n’est-ce pas ? Je viens seulement vous restituer votre bien.

Les yeux du Russe s’arrondirent, ce qui changea complètement sa physionomie. Il se pencha sur le joyau pour le mieux voir mais ne le prit pas. Il avait même noué ses mains derrière son dos comme s’il craignait d’y être entraîné et, quand son regard se releva sur Morosini, il n’y avait plus de trace de gaieté dedans. Simplement une interrogation un peu méfiante :

— Où l’avez-vous trouvé ? se borna-t-il à demander.

— C’est une assez longue histoire, dit Aldo un peu surpris d’un accueil si morne. C’est aussi un drame…

— Cela ne m’étonne pas. J’aimerais cependant entendre cette histoire… si vous en avez le temps ?

— Je suis à votre disposition.

— Alors nous allons prendre le thé ! Mais refermez d’abord ceci !

De plus en plus surpris, Aldo rabattit sur la perle les coins de soie blanche tandis que son hôte frappait dans ses mains, ce qui fit apparaître presque aussitôt le gigantesque Tesphé poussant une table roulante sur laquelle s’épanouissait un samovar au milieu d’un assortiment de petits sandwichs, de scones et de pâtisseries sèches, réalisant ainsi une sorte d’union anglo-russe.

— On ne sert plus jamais chez moi de gâteaux à la crème, fit Youssoupoff avec un aimable sourire. L’image que la presse fait de moi de ce côté de l’Europe et en Amérique m’oblige à une précaution qui pourrait être jugée indispensable…

Les journaux, en effet, rataient rarement l’occasion lorsqu’il était question de Félix Youssoupoff d’épingler à son nom le corollaire à sensation : l’assassin de Raspoutine ! Et tout le monde savait qu’au cours de la nuit tragique de la Moïka, le prince avait tout d’abord offert au gourou de la tsarine les gâteaux à la crème rose, qu’il affectionnait particulièrement, après qu’ils eussent été copieusement garnis de strychnine par la seringue du Dr Lazovertz. Le tout arrosé de madère au cyanure. Qui d’ailleurs n’avait aucunement incommodé un être en qui le diable semblait avoir concentré sa puissance. Ainsi lestée la victime avait réussi à s’enfuir, poursuivie par Félix et son cousin le grand-duc Dimitri, qui l’avaient abattue à coups de revolver. Encore, lorsque le « cadavre » fut jeté dans les glaces de la Neva, n’était-on pas sûr qu’il en fût vraiment un. Rien d’étonnant donc que les gâteaux à la crème eussent disparu de la table du prince…

— Personnellement je n’aurais rien contre, fit Aldo en prenant la tasse qu’on lui offrait et en picorant un sandwich au concombre.

Une vraie pénitence pour lui qui n’aimait ni le thé ni les concombres ! Une tasse de café eût beaucoup mieux fait son affaire et le grand Noir qui devait être abyssin ou quelque chose d’approchant devait savoir le faire. Les yeux sur le beau portrait, il demanda s’il n’aurait pas l’honneur d’être présenté à la princesse.

— Malheureusement non. Irina est en Angleterre auprès de sa mère, mais vous pourrez revenir quand elle sera là. À présent, racontez-moi votre histoire !

Aldo s’exécuta et, cette fois, sans rien cacher. Sans oublier non plus que la police s’intéressait à lui mais en mettant surtout l’accent sur la conduite courageuse du petit Le Bret. Il conclut sur lui son récit :

— En échange de la restitution de ce magnifique joyau, je vous demande seulement que cet enfant soit arraché à la misère qui le guette. Et il me reste à prendre congé en vous remerciant d’un accueil plus amical que je ne l’espérais…

— Pourquoi donc, mon Dieu ? Vous me rapporter un bijou appartenant à ma famille sans autre contrepartie qu’un désir tout naturel chez un homme de cœur et vous vous attendiez à ce que je vous jette des pierres ?

Aldo se mit à rire :

— Tout de même pas, mais je craignais, en tombant ainsi sur vous à l’improviste, de vous déranger. Ce que j’ai fait d’ailleurs !

— Non. Vous ne m’avez pas dérangé… sinon peut-être d’une façon à laquelle vous ne vous attendez pas…

Il découvrit à nouveau l’énorme perle qu’il contempla un instant sans rien dire et toujours sans la toucher, puis déclara avec une soudaine froideur :

— Revoir ce bijou ne me cause aucun plaisir. Bien au contraire ! Lorsque nous avons fui Saint-Pétersbourg, je l’ai laissé là-bas volontairement.

— Volontairement ?… On m’a dit que vous n’aviez emporté que des pierres ou des bijoux de peu d’encombrement, mais la « Régente » était facile à détacher du fameux devant de corsage. C’est ce qu’a fait le pauvre Piotr Vassilievich.

— J’aurais très bien pu emporter la pièce tout entière puisque je suis parti avec deux Rembrandt. Seulement, il y a une chose que vous ignorez, c’est qu’en venant chez moi ce… fameux soir, Raspoutine espérait être présenté à ma femme mais aussi que j’accepterais de lui céder – dans son esprit cela voulait dire donner ! – ce qu’il appelait la « Grande Perle » de Napoléon ! Dans les entretiens que j’avais eus auparavant avec lui, il m’en parlait souvent et j’avais fini par comprendre qu’il attribuait à ce joyau des vertus magiques : la puissance absolue… la richesse au niveau impérial…

— C’est idiot ! Napoléon ne l’a jamais portée. Il l’a offerte à sa femme avant de partir pour la Russie !

— Sans doute, mais vous êtes un Latin, un homme d’Occident et vous n’imaginez pas ce que l’ombre de l’Empereur représente pour mon pays : il a littéralement incarné le Diable et l’on en avait même fait une sorte de Croquemitaine pour les petits enfants. En outre, la perle a appartenu à un autre empereur français…

— Le vaincu de Sedan ? Grâce à lui comme d’ailleurs à son oncle, les Allemands sont entrés en France…

— Cher ami !… Vous ne raisonnerez jamais de la même manière qu’un paysan sibérien, surtout celui-là ! Il était persuadé des pouvoirs magiques de cette perle puisque le nom de Napoléon y reste attaché. Pour sa part, mon grand-père, en l’achetant, voyait en elle une sorte de trophée de guerre qu’il a offert à sa fille Zénaïde, autrement dit ma mère. Elle a toujours adoré les bijoux mais n’aimait pas la porter. Elle la trouvait… pesante. Elle la traitait plutôt en objet de vitrine, une sorte de curiosité. Cependant Irina l’ayant admirée quand nous étions fiancés, elle me l’a donnée pour elle au moment de notre mariage. Un présent qui a été un grand plaisir pour ma jeune épouse. Elle la portait en pendentif au bout d’une longue chaîne ponctuée de perles et de diamants, et nous l’avons emportée dans notre voyage de noces. En Égypte d’abord puis en Palestine…

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