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Il baisa la main qu’elle lui tendait et allait se retirer. Encore une fois elle le retint :

— Votre ami l’antiquaire, fit-elle avec un sourire malicieux, dites-lui qu’il ne faut pas qu’il se fasse d’illusions au sujet de Varvara. Elle a été aimable avec lui hier parce qu’il fallait le séparer de vous mais elle est fiancée à l’un des nôtres, Tiarko. Il est en Hongrie en ce moment mais il va revenir… et il joue facilement du couteau…

Se souvenant de la danse sensuelle de la belle Varvara, Aldo pensa que, lorsqu’il était près d’elle, le Tiarko en question devait vivre en permanence avec le couteau entre les dents, ce qui devait être bien incommode dans la vie quotidienne. Il garda ses réflexions pour lui, se contentant d’affirmer qu’il avertirait Gilles.

Il le fit quelques heures plus tard en dînant en face de lui au grill-room du Ritz. Fermement décidé à faire honneur au caviar du Schéhérazade, Vauxbrun tenait à manger légèrement, d’où le choix du grill plutôt que du restaurant.

— Tu as vraiment l’intention d’y aller tous les soirs ? fit Aldo en voyant son ami chipoter d’un couvert négligent sa sole grillée. Tu vas te détruire la santé, négliger tes affaires, te ruiner en partie, finir par te suicider peut-être et tout ça pour rien !

— Rengaine ta boule de cristal tu n’as jamais été voyant, que je sache…

— Non, mais je suis renseigné. Petite question d’abord : qu’as-tu fait hier soir après mon départ ?

Cessant de torturer son poisson, Gilles Vauxbrun leva sur son ami un regard lourd :

— Pas grand-chose, il faut bien l’avouer. Le billet de Varvara me priait de l’attendre à la sortie. Ce que j’ai fait mais je n’ai eu droit qu’à une brève apparition. Juste le temps de me dire quelle éprouvait pour moi une très vive… sympathie et qu’elle aimerait que nous nous connaissions mieux mais que, pour l’instant, tout rapprochement était difficile.

— Et cela ne risque pas de s’arranger. Elle t’a parlé de Tiarko ?

— Qui c’est celui-là ?

— Son… fiancé mais je dirais plutôt son amant : un Hongrois, absent pour le moment, qui se promène partout avec un couteau coincé dans les molaires.

— Pour quoi faire ?

— À ton avis ? Othello doit être un apprenti à côté de lui.

Cette fois Vauxbrun ne mangeait plus du tout :

— D’où sors-tu cette histoire ?

— C’est que moi j’ai eu une nuit passionnante, mon bon. Tu étais tellement parti dans tes rêves que tu ne m’as même pas demandé pourquoi je t’avais quitté un peu vite…

— C’est vrai, ça. Où es-tu allé ? demanda l’antiquaire sur le ton poli de celui qui s’en fiche complètement.

De façon aussi brève que possible, Aldo raconta sa nuit et sa visite rue de Clignancourt. Sortant de l’ordinaire, le récit réussit à capter l’attention de Gilles mais il en retint surtout que son ami était désormais au mieux avec la sœur aînée de sa bien-aimée.

— Merveilleux ! s’écria-t-il. Grâce à toi j’aurai à présent un pied dans la place car, bien sûr, je vais t’aider à vendre ton caillou.

— Une perle n’a rien à voir avec un caillou et, si tu veux bien, c’est moi que ça regarde. Quant à tes futures relations, tu me parais décidé à ne tenir aucun compte de ce que je t’ai dit touchant ce Tiarko ?

Le sourire fat qui s’épanouit sur le visage olympien de l’antiquaire donna à Morosini une furieuse envie de lui assener quelques claques pour le ramener sur terre.

— Mon cher, à vaincre sans péril on triomphe sans gloire et Varvara vaut la peine que l’on rompe les lances en son honneur.

— Ce sont tes os que tu risques de rompre, imbécile ! Mais ne compte pas sur moi pour ramasser les morceaux… Ah, Olivier ? Vous voulez parler à l’un de nous ?

La fin de la phrase s’adressait au solennel Olivier Dabescat, maître d’hôtel du Ritz depuis de longues années et l’un des hommes les mieux renseignés et les plus appréciés du Tout-Paris. Son aspect était majestueux, sa courtoisie sans faille et son savoir-faire immense. Il offrit à Morosini son plus aimable sourire :

— C’est Votre Excellence que je viens importuner. Il y a là un personnage qui désire vivement lui parler quelques instants.

En même temps il présentait une carte de visite sur laquelle Aldo lut qu’il s’agissait du commissaire principal Langlois.

— Je l’ai prié d’attendre dans le salon Psyché qui est libre ce soir, mais si Votre Excellence souhaite achever tranquillement son repas je veillerai à agrémenter l’attente de…

— Ce n’est jamais bon de faire attendre la police, dit Morosini en riant. Et de toute façon je n’ai plus faim…

Il se leva et précéda le maître d’hôtel jusqu’au joli salon indiqué, dans lequel un homme d’une quarantaine d’années arpentait à pas lents le très beau tapis de la Savonnerie. Meublé en Louis XV authentique, le salon Psyché n’aurait pas déparé Versailles. Quant au policier, à la surprise de Morosini, il ne détonnait aucunement dans ce décor luxueux. Vêtu d’un élégant costume prince-de-galles gris coupé à la perfection et agrémenté d’une cravate de soie vieil or assortie à la pochette qui dépassait discrètement de sa poche de poitrine, le commissaire principal Langlois érigeait sur un long corps sec un visage énergique et des yeux gris, froids et inquisiteurs sous une profonde arcade sourcilière.

L’entrée de Morosini arrêta sa promenade mais il attendit d’être rejoint pour saluer d’une brève inclinaison de tête :

— Prince Morosini ?… Croyez que je regrette d’avoir interrompu votre repas mais j’ai pensé qu’il vous serait plus agréable de nous voir ici plutôt qu’à mon bureau du quai des Orfèvres.

— Le repas est de peu d’importance et je vous suis reconnaissant, commissaire, d’être venu à moi. Asseyons-nous ! Voulez-vous prendre quelque chose ? Un café peut-être ? J’avoue que j’en boirais volontiers…

— En ce cas moi aussi. Merci.

Les deux hommes prirent place près d’un guéridon vite nanti d’un plateau d’argent. Ils n’échangèrent que des banalités jusqu’à ce que le café soit servi, ce qui leur permit de s’étudier mutuellement. Aldo pensait que cet homme froid et courtois ne devait pas être facile à manier mais qu’il eût accepté ce qu’on lui offrait était encourageant.

— Venons-en au but de ma visite, dit enfin celui-ci en reposant sa tasse. Au début de l’après-midi la brigade fluviale a retrouvé le corps de Piotr Vassilievich…

— Déjà ? D’après le récit du petit Le Bret, il a pourtant été lesté d’un parpaing ?

— Mal attaché sans doute. Un marinier en remontant son ancre l’a ramené à la surface Naturellement il n’y a pas touché et s’est hâté de nous avertir. Il n’en avait d’ailleurs aucune envie…

— Pourquoi ?

— Pas beau à voir. La femme du marinier a piqué une crise de nerfs devant le corps.

— Vous êtes sûr que c’est lui ?

— Aucun doute. Deux de ses frères et sœurs sont venus l’identifier. Bien entendu ils devront attendre les résultats de l’autopsie pour procéder à ses funérailles.

— Pourquoi une autopsie ? Nous savons que ce malheureux a été torturé et assassiné très probablement par plusieurs personnes…

— Parce que c’est la loi… et parce que, dans des cas comme celui-là un cadavre peut réserver des surprises. Vassilievich avait rapporté de Russie un ou plusieurs bijoux, des pierres isolées certainement plus faciles à cacher qu’un collier ou un bracelet. Or ces pierres n’ont été récupérées ni par les assassins, ni par la famille, ni par vous si j’en crois votre déposition et celle de Masha Vassilievich…

— Vous pensez qu’il aurait pu les avaler ?

— Ce ne serait pas la première fois que cela arriverait.

— Sans doute, mais dans le cas présent cela me semble difficile.

— Pourquoi ? Vous savez en quoi consistaient ces bijoux ?

— Non, et Masha Vassilievich non plus. Son frère ne les a jamais montrés. Mais étant donné mon début de relations avec eux, l’absorption me paraît exclue. Masha sait que son frère possède un ou plusieurs joyaux qu’il souhaite vendre au mieux. Or m’ayant déjà rencontré à Varsovie il y a trois ou quatre ans, elle me reconnaît au Schéhérazade où j’étais allé passer la soirée avec un ami et elle me demande de l’accompagner chez son frère à sa sortie du cabaret. Arrivés rue Ravignan, nous trouvons ce que vous savez déjà : le logis bouleversé et Piotr disparu.

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