Литмир - Электронная Библиотека
A
A

— Puisque tu te trouves si bien, on peut te laisser ?

— N’exagère pas. J’ai d’autres chats à fouetter… À propos, tu as reçu une demande de rançon ou une proposition équivalente ?

— Néant, et c’est le plus étonnant. Assouari ne paraît pas pressé… Le colonel pense qu’en fatiguant le poisson on le rend plus… coopératif !

— Il n’a pas tort ! Vous êtes devenus des copains, on dirait ?

— Tu oublies que c’est le beau-frère de Warren ? Cela dit tout.

— Je vous prie de m’excuser, Messieurs, intervint Karim, mais j’entends un bruit de rames et de voix qui se rapproche.

— Si ce sont les gardiens, on va les recevoir…

C’étaient eux, en effet. Apparemment enchantés de leur soirée si l’on en jugeait d’après leurs rires et leur jovialité. Ils amarrèrent la barque à l’arrière de la dahabieh, grimpèrent avec l’échelle de coupée qu’Aldo n’avait pas vue puisqu’il n’avait pas fait le tour du bateau, prirent pied sur le pont… et partirent pour le pays des songes, proprement mis KO par Aldo et Karim qui s’étaient partagé le travail. Même handicapé, celui-ci était efficace. Dix minutes plus tard, proprement ficelés et bâillonnés, ils étaient couchés tête-bêche sur le lit abandonné par Adalbert.

Avant de rejoindre le canot, on tint conseil un instant :

— On pourrait peut-être retourner à l’île pour récupérer votre veste et vos chaussures, Monsieur Morosini ? proposa Karim.

— C’est gentil d’y penser, mais revenir là-bas risque d’être dangereux et je n’en mourrai pas. Il faut d’abord ramener M. Vidal-Pellicorne chez M. Lassalle. Allons au quai du Cataract et là on prendra une voiture. Je te vois mal arpenter Assouan en pyjama…

— Oh, ce ne serait pas pire que toi, quand tu vas rentrer à l’hôtel en chaussettes et avec la moitié de ton habit… Cela posé, ce n’est pas une bonne idée de me ramener chez Henri !

— Pourquoi ?

— Je ne te l’ai pas encore dévoilé, fit Adalbert, prenant la mine faussement innocente qui agaçait tant son ami, l’auteur de mon enlèvement n’est pas Assouari mais… Lassalle !

— Quoi ? lâcha Morosini. Tu délires ?

— Oh, que non ! C’est ce cher Henri, mon « second père », qui m’a retiré de la circulation. Amusant, non ?

— Mais c’est aberrant ? Comment le sais-tu ? Il est venu te voir ?

— Évidemment non. Remarque, au début j’ai cru que c’était l’Égyptien, tout en m’étonnant d’être traité si convenablement. Il n’a pas une bobine à chouchouter ses prisonniers, ce type-là. Mais, il y a deux jours, quelqu’un est monté sur le bateau et j’ai reconnu sa voix. Il apportait de l’argent… et les dernières instructions du maître ! C’était Farid.

— Je n’arrive toujours pas à le croire !

— Moi non plus, je n’y croyais pas. J’ai pourtant été obligé de me rendre à l’évidence. Cela pour t’expliquer que ce ne serait pas une idée lumineuse de me rapatrier chez lui.

Désarçonné, Aldo essayait de mettre de l’ordre dans ses pensées. Il en oubliait le temps qui passait. Ce fut Karim qui le ramena à la réalité en objectant :

— Messieurs, je ne voudrais pas être importun, mais nous devrions peut-être nous hâter ?

— Je ne vois pas qui pourrait venir nous déranger, répliqua Aldo. Lassalle est à la fête d’Assouari…

— Sans doute, mais peut-être est-il préférable de ne pas attendre le jour pour mettre votre ami à l’abri ?

— Oh, il n’y a pas de problème, je vais le ramener à l’hôtel et, demain, j’irai avec lui chez ce vieux forban lui mettre mon poing sur la figure et récupérer les bagages…

— Pardonnez-moi, je ne pense pas que ce soit la bonne solution, Monsieur Morosini…

— Appelez-le prince ! grogna Adalbert. Ça fera moins guindé, et puis il adore !

— Mais je…

Le jeune homme avait l’air de ne plus savoir où il en était. Aldo se mit à rire :

— Laissez tomber ! Le protocole ne me paraît pas à l’ordre du jour. Pourquoi pensez-vous que ce ne serait pas une bonne solution ?

— Parce qu’il y a forcément une raison pour laquelle il a été enlevé. Peut-être ne sortiriez-vous pas vivants de cette maison ? Quand un homme va jusqu’au rapt avec séquestration, il doit être capable de faire pire… Je peux vous proposer de cacher M. Vidal-Pellicorne chez moi, le temps d’attendre la suite des événements. Je possède une modeste villa sur la Corniche et je peux vous assurer qu’il y sera chez lui !

— Moi ? Chez vous ? émit Adalbert, interloqué.

Il n’était pas difficile, pour Aldo, de deviner ce qui se bousculait dans la tête de son ami. Ce garçon qu’il devait considérer comme son rival venait de participer à sa libération et en plus il voulait lui offrir l’hospitalité ? Une situation cornélienne, en vérité ! Qu’il convenait de traiter avec doigté.

— Je pense qu’au moins pour cette nuit ce serait la solution idéale, dit-il avec douceur. Nous sommes un peu pris par le temps et il convient de réfléchir aussi calmement que possible. Merci de votre offre, Monsieur El-Kholti !

— Vous pouvez m’appeler Karim… et n’oubliez pas M… prince, que je vous dois la vie ! À présent, s’il vous plaît, rentrons ! Le trajet ne sera pas long : j’habite à deux pas du palais du gouverneur.

Tandis qu’on ramait vers la rive, Aldo pensait qu’Adalbert n’avait vraiment pas de chance. Non content d’être beau sans mièvrerie, Karim était en plus gentil, aimable, courageux et généreux. Qualités qui ne manquaient pas à ce bon Adal, jointes à plusieurs autres dont un certain charme et une élégance indéniable, mais il avait le désavantage d’avoir quinze à vingt ans de plus. Ce qui devait compter aux yeux d’une fille comme Salima. Il ne s’attarda pourtant guère sur le problème, son ange gardien indigné lui soufflant qu’avec seize ans de plus que Lisa, ce n’était pas à lui de le souligner.

Quand enfin on mit le pied sur la Corniche, elle était déserte. Il devait être tard car il n’y avait pas la moindre voiture en vue. Il fallut se résigner à gagner la maison de Karim à pied, nus, ou presque, ses élégantes chaussettes de soie noire n’ayant pas résisté aux épreuves de cette nuit. Par bonheur, l’Anneau ne s’y trouvait plus depuis qu’il reposait sur le sein virginal de Plan-Crépin.

La propriété assouane du jeune homme était de dimensions restreintes mais charmante avec ses murs crépis en ocre et blanc, son patio fleuri et ses divans aux coussins multicolores. Karim se hâta d’allumer le brasero situé au milieu d’une sorte de salon sous un conduit d’évacuation prévu à cet effet, commanda du café à son serviteur, puis se mit en devoir de se changer et de chercher des vêtements secs pour Aldo. Malheureusement, s’il était à peu près de la même taille que le Vénitien, il chaussait deux pointures en dessous. Aussi revint-il porteur d’une galabieh de laine brune et d’une paire de babouches jaunes.

— Vous pensez que ça ira ? demanda-t-il, l’œil inquiet.

— À merveille ! Ne vous tourmentez pas au sujet de l’effet que cela produira sur les gens du Cataract ! Il m’est déjà arrivé d’entrer dans un palace accoutré de façon plus pittoresque !

On but le café, puis Karim sortit sa voiture et, tandis qu’Adalbert allait se coucher, il raccompagna Morosini à son hôtel où le réceptionniste le regarda avec étonnement quand il réclama sa clef :

— Eh non, mon ami, vous ne rêvez pas ! C’est bien moi, Morosini !

Il était écrit que le préposé ne serait pas le seul à jouir du spectacle : Sargent et sa femme arrivèrent en même temps que lui à l’ascenseur. Et tandis que lady Clémentine émettait un léger cri de surprise, le colonel ne cacha pas son soulagement :

— Enfin, vous voilà ! Mais d’où diable sortez-vous ? Je vous ai cherché partout !

— Eh bien, disons, dans l’ordre : du Nil, d’une dahabieh affourchée sur ledit Nil et pour finir de la maison de ce charmant garçon qu’Assouari a fait expulser par ses sbires. Le seul ennui c’est qu’au lieu de le ramener au bac, on l’a conduit à la pointe de l’île Éléphantine d’où on l’a balancé dans le fleuve. J’ai suivi, quand je l’ai entendu appeler à l’aide.

50
{"b":"155362","o":1}